Editorial du « Monde ». Le 17 janvier 1961, alors qu’il s’apprêtait à quitter la Maison Blanche, ­Dwight Eisenhower lançait une mise en garde restée célèbre : attention à la montée en puissance aux Etats-Unis d’un complexe militaro-industriel incontrôlé ! « Ike » parlait d’autorité. Brillantissime général, commandant en chef des forces alliées en Europe durant la deuxième guerre mondiale, le président républicain, au terme de ses deux mandats, avait la réputation d’un homme de bon sens, pondéré et modéré.

Dans cette intervention à la télévision, en pleine guerre froide avec l’URSS, il posait bien la question à laquelle la plus puissante des démocraties devait répondre. « Seule une communauté de citoyens prompts à réagir et bien informés », disait Eisenhower, pourra encadrer « l’énorme machine industrielle et militaire de la défense » (…) « de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble ». Que dirait-il aujourd’hui ?

Tout le monde est « écouté »

Que la même question se pose aux Etats-Unis, mais que le « complexe » à encadrer est devenu l’énorme « complexe » militaro-sécuritaire qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis les attentats du 11-Septembre. La menace a changé. Mais le besoin « d’une communauté de citoyens prompts à réagir et informés » reste le même, toujours aussi pressant. Telle est la leçon qui s’impose à chaque fois que l’on plonge dans les archives de l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) soustraites à son employeur par l’ancien consultant Edward Snowden, aujourd’hui réfugié en Russie.

Toute la semaine, Le Monde a exploré un nouvel ensemble de documents qui témoigne, une fois de plus, de la gargantuesque machine de surveillance électronique développée par la NSA dans la lutte contre le terrorisme islamiste. La révolution technologique est ici au service d’une collecte massive de données de communications de par le monde. Il n’y a plus de « ciblage », on ratisse le plus large possible. Tout le monde est « écouté » – standards téléphoniques et portables –, et la NSA gère ce monstre de données à l’aide de ses propres critères…

Ne sous-estimons pas l’adversaire

Dans l’univers de l’espionnage électronique, il n’y a pas d’amis : ceux-là aussi – et cela va des diplomates français aux alliés israéliens et arabes des Etats-Unis – font partie de la zone de pêche. Appuyée par son homologue britannique, le Government Communications Headquarters (GCHQ), la NSA chalute toujours plus large.

Ne sous-estimons pas l’adversaire. S’ils avaient pu faire 300 000 morts à New York, les hommes d’Al-Qaida n’auraient pas hésité. C’est à cela que pensent tous les jours les responsables de la sécurité, aux Etats-Unis et ailleurs. La menace permanente, c’est le terrorisme de masse. La NSA « écoute » les alliés des Etats-Unis, mais, tout aussi bien, elle renvoie « l’info ». La morale s’y retrouvera – ou pas.

Mais l’équilibre entre liberté et sécurité s’y retrouve-t-il, lui ? Faut-il voir comme un signe des temps la montée en force des généraux dans le futur gouvernement américain ? Faut-il y voir la manifestation au plus haut niveau politique d’un puissant groupe de pression militaro-sécuritaire ? Dans l’administration Trump, d’anciens généraux se retrouvent à la tête du Conseil national de sécurité à la Maison Blanche, du département de l’intérieur et de celui de la défense.

Ces questions-là, une démocratie doit se les poser. « De telle sorte que sécurité et libertépuissent prospérer ensemble », comme disait Eisenhower.

Documents Snowden : nos révélations

Le Monde a travaillé directement sur l’intégralité des documents Snowden, confiés par l’ancien agent de la NSA à Glenn Greenwald et Laura Poitras, en collaboration avec le site américain The Intercept, où ils sont stockés sous haute sécurité.

Ces documents montrent :

Cette brève sera actualisée au fur et à mesure de nos révélations.