Edouard Louis, né Eddy Bellegueule, a 24 ans. Aujourd’hui diplômé en sociologie à l’Ecole nationale supérieure (ENS) de Paris, il a grandi au sein d’une famille très défavorisée dans le nord de la France, en Picardie. Son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, salué par la critique et vendu à plus de 300 000 exemplaires, a créé une polémique sur la manière dont l’auteur dépeint sa famille et son milieu social d’origine.

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je m’étais senti aimé pendant mon enfance. Le manque d’amour m’a sauvé la vie. Sans cela, elle aurait été beaucoup plus douloureuse, car je n’aurais pas essayé de fuir. J’aurais eu soit les mains broyées à la caisse du supermarché, soit le dos broyé à l’usine ou en balayant les rues, ce qui est le métier de mon père. J’ai été sauvé par les crachats.

Les crachats sur lesquels s’ouvre votre premier roman

C’était important pour moi de les mettre au début du livre, car ils ont été comme un acte de naissance. Ces crachats disaient : « Voilà donc ce que tu seras. Tu es un pédé, tu es différent, et tu seras conditionné par ça. »

En finir avec Eddy Bellegueule, c’est le portrait du monde de mon enfance : un petit village du Nord, exclu, loin de tout, marqué par la misère et la pauvreté, où une personne sur deux vote pour le Front national (FN). Et c’est aussi le portrait d’Eddy Bellegueule, l’enfant que j’ai été, qui naît dans ce village. Il est efféminé, fragile, et très vite son entourage lui fait comprendre qu’il est différent. Entre moi et le monde de mon enfance, la rencontre était forcément violente. Et impossible. Je n’ai pas eu d’autre choix que de m’enfuir, presque contre ma volonté, en entrant dans un lycée d’Amiens grâce aux cours de théâtre que j’avais suivis au collège.

Quand avez-vous commencé à sentir cette différence ?

Je ne me sentais pas différent à l’intérieur de moi-même, ce sont les autres qui me disaient : « Tu es différent ». Je le suis devenu parce que, très vite, j’ai compris que je n’arriverais jamais à être ce garçon masculin des classes populaires, le dur, qu’on attendait que je sois. Il fallait donc que je fasse autre chose. Quand j’étais petit, ma chanson préférée c’était Envole-moi, de Jean-Jacques Goldman… J’ai commencé à être jaloux des gens que je voyais à la télé, dans les journaux, de mes profs à l’école qui paraissaient appartenir à un autre milieu, plus privilégié… Cette jalousie est devenue un moteur.

Vous aimiez lire, petit ?

Pas du tout. Il n’y avait aucun livre à la maison. Pour nous, les livres, c’était un peu le symbole de la vie qu’on n’aurait jamais, de tout ce qui nous excluait. Alors on les excluait en retour, comme une vengeance. On se vengeait de la culture. Même au lycée, au début, je ne lisais pas : j’ai fait un bac littéraire, mais je n’ai lu aucun des livres au programme, seulement des fiches, parce que je gardais cette haine de la culture légitime. C’était pourtant des livres super, que maintenant j’adore…

Quand se produit votre rencontre avec la littérature ?

En terminale, avec Juste la fin du monde, de Jean-Luc Lagarce. A l’époque, je fais huit heures de théâtre par semaine : même si je lis peu, je suis bien obligé d’apprendre mes scènes ! Et cette année-là, c’est Lagarce qui est au programme.

Au début, je trouve cette langue trop difficile, presque insupportable. Mais soudain je comprends le texte, et je vois ma vie de manière complètement différente. L’histoire de ce fils d’un milieu populaire, qui en part et y revient, cette distance, cet arrachement avec sa famille… Tout ça avait déjà commencé pour moi depuis que j’étais au lycée. Je lis ce livre, et j’entre alors dans une détresse des origines, car je comprends ma place au monde.

Durant ces années à Amiens, vous avez beaucoup changé. Comment cela s’est-il passé ?

Quand j’arrive à Amiens, je suis entouré de lycéens d’un autre milieu social que le mien, plus riches, plus décontractés. Ce sont eux qui commencent à m’appeler Edouard – pour eux, « Eddy » ne peut être qu’un diminutif. Au début je résiste.

Puis je comprends que ce prénom peut réaliser l’écart que je cherche par rapport à l’enfant que j’ai été. Qu’il peut être le lieu de la ré-invention. Un nom est aussi une histoire, et chaque fois que j’entendais « Eddy », j’entendais « pauvre », « pédé ». C’est comme ça que ça commence. Par le prénom.

Et puis, d’un coup, je me précipite dans une transformation ultraconsciente de moi-même. Un jour, je mets tous mes vêtements dans un sac-poubelle et je les jette. Je vais chez C&A, et, avec l’argent que je gagne en travaillant dans une boulangerie, j’achète des habits qui me semblent appartenir à la nouvelle identité que j’ai envie d’avoir : lavallière, costume trois pièces… J’ai honte d’avoir fait tout ça, mais à ce moment-là je ne réfléchis pas, je fuis.

Puis je me lie d’amitié avec une fille d’universitaire, elle m’encourage à changer… Tous les jours, je me mets devant ma glace pour apprendre à rire différemment, je m’oblige à perdre mon accent picard, tout seul dans ma chambre… comme un acteur ! Le théâtre m’a autorisé cela, et aussi d’avoir grandi comme un enfant gay. Cela m’a autorisé à penser : si tu veux être autre chose, joue-le.

Quel souvenir gardez-vous de cette période de métamorphose ?

J’étais très conscient de ce qui se passait. Un souvenir très précis, qui révèle mon état du moment : je suis au lycée, et quelqu’un dans le couloir commence à parler de Wagner. J’ai 15 ans, je n’ai jamais entendu ce nom de ma vie… Mais je vois que ces lycéens se sentent distingués d’en parler. Je baisse donc la tête honteusement, je regarde mes chaussures – à l’époque, je connaissais mes chaussures par cœur.

Le soir, en rentrant chez moi, je me précipite sur Internet, je tape « Wagner » sur Google, et le lendemain j’arrive au lycée et je dis : « Oui, d’ailleurs, Wagner… », et je me lance. Je savais très bien que je jouais un rôle, une pitrerie sociale. J’avais toujours peur d’être démasqué. D’autant qu’en seconde j’étais assez mauvais élève. Même ensuite, quand je suis devenu premier de classe, j’avais l’impression de tricher… Mais j’avais aussi une sorte d’ivresse de la métamorphose. Le sentiment de me réveiller tous les jours en me disant : « Je suis un peu moins la personne que j’étais hier. »

Quelles sont, à cette époque, vos relations avec vos parents ?

Je les voyais très peu, on ne savait pas comment se parler. Je leur avais dit que désormais, je m’appelais Edouard, et ça se passait très mal. « Eddy », c’est le nom que m’a donné mon père : j’étais son premier fils, et il était fou des films et des séries américaines – de l’Amérique en général. Un autre souvenir, un des plus forts de ma vie : je dois être en CM1, je rentre de l’école. Mon père est devant la télé, on est le 11 septembre 2001 et je vois les tours jumelles en flammes. Et mon père pleure, pleure – lui qui ne voulait jamais pleurer parce qu’il était un homme… Il a pleuré pendant des jours, il avait l’impression que c’était son monde qui s’effondrait. Alors abandonner Eddy pour m’appeler Edouard, c’était très violent pour eux. C’était laisser tout ça derrière moi.

A cette époque, mes parents me poussaient beaucoup à continuer le lycée, ils étaient fiers. Mais en même temps ils me disaient : « Pour qui tu te prends ? A quoi tu joues ? » – tout ce dont Annie Ernaux parle dans ses romans.

L’écart a commencé à se creuser là, et il n’a pas arrêté de se reproduire. L’histoire de ma vie, comme celle de tout transfuge de classe je crois, c’est une succession de liaisons brisées. Avec ma famille, d’abord. Puis à Amiens, quand je comprends que je veux aller à Paris, que je veux écrire, et que mes amis eux aussi me disent : « Mais pour qui tu te prends ? »

Quand vous publiez votre premier roman, vous êtes étudiant à l’ENS, et quatre ans ont passé depuis votre bac. Que vous arrive-t-il entre-temps ?

Je lis Retour à Reims, de Didier Eribon, et c’est après Lagarce le deuxième grand marqueur de ce que je me sens devenir. Avant le bac, plusieurs enseignants m’avaient conseillé de faire une prépa. Mais le rêve, pour moi, c’était l’université, ce qu’on voyait à la télévision avec ma famille. Je me suis donc inscrit à l’université d’Amiens, en histoire et en sociologie… jusqu’à ce que la mère d’un ami me conseille Retour à Reims.

L’histoire de ce garçon qui quitte Reims pour vivre à Paris, qui commence à écrire pour les grands journaux, qui se lie d’amitié avec des gens comme Bourdieu, Duras, Foucault… Je lis, je me dis : « C’est ma vie ! » et je me rends compte que c’est faux. Car à cette époque-là, je ne lis quasiment pas. Et je n’ai encore jamais pensé à écrire.

Et alors ?

Alors c’est une immense secousse. Je rencontre Didier Eribon, qui présente son livre à Amiens dans le cadre d’un séminaire universitaire. Je lui demande ce que je dois lire, il me conseille Spectres de Marx de Derrida et La Distinction de Bourdieu, et puis Duras bien sûr.

Je suis ses conseils. Au début, je ne comprends rien. Je me souviens d’heures passées à pleurer tout seul devant mes livres… Mais je m’acharne, et à force la lecture devient de moins en moins difficile. Et l’idée d’aller à Paris grandit… jusqu’à ce que je le fasse.

Je me rends compte que beaucoup des gens que je lis sont passés par l’ENS, je découvre que depuis quelques années il est possible d’y entrer depuis l’université, je travaille pendant deux ans, comme un fou… Et ça marche.

Une fois à Paris, mon amitié avec Didier se renforce. Il m’inclut dans son groupe d’amis, et comme ils deviennent aussi les miens, et qu’ils m’interrogent sur mon histoire, ils commencent à me convaincre que je dois écrire sur le monde de mon enfance, sur ces gens encore plus invisibles que le monde ouvrier que décrit Retour à Reims…

Et je décide de le faire. Cela me prend plus de deux ans, j’écris quinze ou seize versions. J’ai si peur que mes amis m’abandonnent si je n’y arrive pas ! J’étais obsédé par cette idée, elle me donnait de la force. J’ai envoyé le manuscrit par la poste. Quand le Seuil m’a contacté, quarante-huit heures après avoir reçu mon livre, c’était une sorte de rêve.

En finir avec Eddy Bellegueule, c’est aussi décider de vous appeler Edouard Louis… Pourquoi ce nom ?

Edouard était là, depuis le lycée. Et Louis, c’est le prénom du personnage principal de Juste la fin du monde, et c’est aussi le deuxième prénom d’un de mes amis. La littérature et l’amitié : ce nom renfermait tout ce que j’aimais. Un changement de nom, c’est très long à faire administrativement, mais j’ai rarement vécu quelque chose d’aussi heureux que de m’entendre appeler Edouard Louis. Chaque fois qu’on m’écrivait « Cher M. Louis », ou qu’on me disait : « Edouard, passe-moi le sel », je pensais : « C’est mon nom, c’est ce que j’ai choisi d’être. »

Comment avez-vous vécu le succès de votre roman, mais aussi les controverses qu’il a suscitées ?

Très vite après la parution, j’ai commencé à recevoir des centaines de lettres… Je rêvais d’un livre qui fasse proliférer la parole, et c’est ce qui s’est passé. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il raconte un type de vie, une expérience dont on parle peu en littérature et dans laquelle beaucoup de lecteurs se sont retrouvés.

Il y a tellement de personnes qui se sentent constituées par la violence, par l’assignation – « sale pédé », « sale juif », « sale arabe », « tu n’es qu’une femme »… Beaucoup de gens m’ont remercié d’avoir raconté ça. Mais d’autres m’ont reproché un mépris de classe. Quand vous parlez des classes populaires, on attend de vous que vous évoquiez l’entraide, la bonne humeur, la solidarité… Mais la solidarité en question, elle existe surtout entre hommes blancs et hétérosexuels ! Les autres souffrent. Cette violence est produite par la domination, et celle-ci est si puissante qu’elle impose aux dominés de la reproduire.

Vous ne vous êtes pas senti aimé par vos parents, mais à lire « Eddy Bellegueule », il est évident qu’ils vous aimaient…

C’est vrai. Mais cet amour cohabitait avec un rejet de l’homosexualité, de ce qui remettait en cause la masculinité – comme une espèce de schizophrénie sociale. En écrivant, je voulais relier ces deux aspects de la réalité. Montrer comment des relations deviennent objectivement impossibles, qu’il y ait ou non de l’amour – comme dans Juste la fin du monde, de Lagarce.

Et c’est cette dureté qui l’emporte dans votre livre, qui dépeint le milieu de votre enfance sous un jour sombre et violent. Comment l’a pris votre famille ?

Ce qui m’importait, c’était d’être juste. Une partie de ma famille l’a assez mal pris, mais je crois que c’est une condition de la littérature : aussitôt que vous écrivez sur les gens, ils ne se reconnaissent pas dans ce que vous dites, parce que la littérature vise justement à opérer un décalage par rapport à la réalité immédiatement perceptible.

Ma famille ne s’est pas reconnue dans le fait que les classes populaires endurent beaucoup de violence, parce que la ruse de la violence est d’être la plupart du temps invisible. Elle se répète de manière tellement systématique qu’elle n’est plus perçue, elle devient normale, elle devient « la vie ». C’est la question de Bourdieu : pourquoi y a t-il si peu de révolte dans un monde si violent ? 

Mais ce qui a le plus choqué ma mère, c’est que j’ai écrit que ma famille était pauvre. Pour elle, c’était la pire chose, parce que le monde social et les dominants font croire aux gens pauvres qu’ils sont responsables de leur situation, et qu’ils finissent par l’intérioriser.

Et votre père ?

Mon père a extrêmement bien réagi à mon premier livre. Il m’a téléphoné, et il m’a dit : « Edouard, papa est fier de toi. » C’était la première fois qu’il m’appelait Edouard. Ça faisait très longtemps qu’on ne s’était pas parlé. Il m’a dit : « J’ai acheté vingt exemplaires de ton livre, je l’ai offert à tous mes copains, j’ai acheté Libération quand tu as fait la “une” et je l’ai collée dans mon bureau au local des balayeurs… » J’ai été profondément bouleversé. Est-ce que j’aurais reparlé à mon père si je n’avais pas publié ce livre ? Peut-être que non.

Blanc, masculin, peu diplômé : tel est l’électorat dominant qui a porté le populiste Donald Trump à la Maison Blanche. Quelle réflexion cela vous inspire-t-il quant à notre propre pays ?

Trump, le Brexit, le FN, tout ça est le produit d’un même phénomène : l’exclusion. Une grande partie de ceux que j’ai côtoyés dans mon enfance votent aujourd’hui pour le FN, et quand ils le font, ils disent : « C’est parce que Le Pen est la seule à parler de nous. » Le vote pour Trump et le FN est comme une tentative désespérée pour exister dans le regard des autres. Si la politique ne se transforme pas, si les exclus se sentent encore plus exclus parce que personne ne parle d’eux, si une large partie de la littérature continue à s’intéresser seulement à la bourgeoisie blanche, ce phénomène s’amplifiera.

Propos recueillis par Catherine Vincent

« Histoire de la violence », sortie le 5 janvier 2017 en poche, collection Points Seuil. 7,10 €. 240 pages

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