Les lanceurs d’alerte Antoine Deltour (à droite), Raphaël Halet (au centre) et le journaliste Edouard Perrin. | JOHN THYS / AFP

Au cœur de la Cité judiciaire de Luxembourg, dans le centre de la capitale, plus d’une centaine de citoyens, ainsi que des élus et plusieurs associations se sont rassemblées lundi 12 décembre dans le calme, prenant la parole à tour de rôle et chantant « Merci Antoine, merci ». Antoine Deltour, accueilli par une haie d’honneur, est le visage du scandale des Luxembourg Leaks, c’est-à-dire la révélation de nombreux accords secrets passés entre le fisc luxembourgeois et des multinationales, qui payaient ainsi moins d’impôts.

Cet ancien collaborateur du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers (PwC) est jugé en appel depuis lundi avec un autre ancien employé, Raphaël Halet, pour avoir copié et transmis à un journaliste des documents confidentiels, mettant à jour un vaste système d’optimisation fiscale. Ces documents ont notamment été révélés mondialement en 2014 par le consortium international pour le journalisme d’investigation (ICIJ), dont fait partie Le Monde.

En première instance, en juin, ils avaient été condamnés à douze et neuf mois de prison avec sursis, ainsi qu’à des amendes de 1 500 euros et 1 000 euros, pour « vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires » ainsi que pour « fraude informatique, blanchiment et divulgation du secret des affaires ».

Le journaliste de « Cash investigation », Edouard Perrin, poursuivi pour complicité de violation du secret des affaires et du secret professionnel, avait quant à lui été acquitté. Mais MM. Halet et Deltour ne sont pas les seuls à avoir fait appel du jugement : le parquet a également fait un appel général et M. Perrin doit, comme les autres, être rejugé.

« Un combat que je mène pour les autres »

Si Raphaël Halet a voulu un second procès, ce n’est pas que pour demander une possible relaxe. « Au-delà de mon cas, c’est un combat que je mène pour les autres, a-t-il indiqué avant l’audience. Aujourd’hui notre combat porte sur la légalité des rulings [ces accords fiscaux passés entre les administrations et les multinationales] et l’évasion fiscale. »

Antoine Deltour, qui dit assumer le statut de lanceur d’alerte « avec fierté » dénonce, lui, l’incohérence du jugement en première instance, qui reconnaît aux deux hommes le statut de lanceur d’alerte, œuvrant pour l’intérêt général, mais les condamne tout de même, notamment pour vol de documents et introduction frauduleuse dans un système de traitement automatisé de données.

Au cours de cette première journée d’audience, les deux anciens collaborateurs de PwC auditionnés sont revenus sur le déroulement des faits et sur les conditions dans lesquelles ils ont copié puis transmis au journaliste Edouard Perrin des documents du cabinet d’audit. Au fil des questions, la cour a tenté de déterminer si la volonté d’être lanceur d’alerte était présente dès le départ. Antoine Deltour a répété qu’il avait initialement copié les nombreux documents sans déterminer immédiatement ce qu’il allait en faire.

Interrogé sur le délai entre la copie des documents, sa démission de PwC, en 2010, puis la transmission à Edouard Perrin, plusieurs mois après, il explique avoir pris le temps de la réflexion, mais aussi tenté d’alerter différemment, notamment via un commentaire anonyme publié sur un blog. Quant à Raphaël Halet, il a de son côté contacté Edouard Perrin bien plus tard, suite à la diffusion de l’émission de « Cash Investigation » diffusée en 2012 sur la base des révélations de M. Deltour, et lui a alors communiqué des déclarations fiscales de certaines grandes entreprises.

L’absence d’un homme clé

Au niveau européen, les révélations LuxLeaks ont eu de véritables conséquences politiques. En octobre 2015, les ministres des finances européens se sont accordés sur un texte obligeant les pays membres à partager entre eux les « rulings ». « En deux ans, nous avons mis fin au secret bancaire en Europe, institué l’échange automatique des rulings entre administrations, adopté une directive de lutte contre l’évasion fiscale. Nous préparons une liste des paradis fiscaux, qui doit voir le jour en 2017 », assurait, en octobre, le commissaire européen à l’économie, Pierre Moscovici, au Monde.

Devant la cour, les avocats de MM. Perrin et Halet ont également déploré l’absence de l’ancien fonctionnaire, Marius Kohl, qui était le responsable « du bureau 6 » chargé d’approuver les fameux rulings jusqu’à sa retraite en 2013. « L’audition de M. Kohl permettrait enfin d’avoir une idée de l’ancienneté, de l’authenticité et de l’ampleur des rulings », a renchéri à la barre Me Olivier Chappuis, avocat d’Edouard Perrin. Cet homme clé, estime la défense, pourrait lever le voile sur les conditions de négociation entre PwC et le fisc luxembourgeois, et l’illégalité des rulings. Mais M. Kohl ne sera pas présent ni lundi ni lors des prochains jours d’audience, ayant produit un certificat médical l’empêchant de se déplacer durant trois semaines.

« Je demande à votre cour de désigner un médecin expert », a alors appelé Me Bernard Colin, avocat de Raphaël Halet, appuyé par Me Olivier Chappuis. L’avocat général, John Petry, a jugé que les « dysfonctionnements internes » de l’administration fiscale avaient déjà été suffisamment établis en première instance, notamment à l’aide d’un article du Wall Street Journal, dans lequel Marius Kohl a bien voulu s’exprimer.

A l’occasion de l’ouverture du procès en appel, plusieurs actions militantes étaient organisées lundi à Luxembourg. Dans la matinée, quelques dizaines de militants ont embarqué à bord d’un « Safari fiscal », une balade en bus destinée à faire un tour d’horizon du fonctionnement de l’optimisation fiscale. Le parcours s’est soldé par un rassemblement très bref devant les bureaux de PwC, rapidement dispersé par la sécurité. Le procès doit reprendre le 21 décembre pour une deuxième et normalement ultime journée d’audience.

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