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Ariane Ravier a deux passions : les mathématiques et la littérature. Pourtant, à 16 ans, il lui a fallu choisir : « Mes professeurs de seconde ont tenté de m’influencer. Comme j’avais des facilités en sciences, ils m’ont conseillé d’aller en S. J’ai préféré la voie littéraire tout en gardant une option en mathématiques. » Erreur. En terminale, au moment de choisir son orientation sur la plate-forme APB, Ariane, qui figure toujours parmi les meilleurs élèves en maths et en français de son lycée, choisit une « prépa BL » − ces classes préparatoires aussi appelées « lettres et sciences sociales » ou « hypokhâgne S ». Sur le papier tous les lycéens peuvent y prétendre, mais dans les faits ceux de terminale S sont largement favorisés. Avec son bac L, Ariane est refusée dans les six prépas parisiennes qu’elle a demandées.

Choisir mais ne pas renoncer

Après une première année de licence maths-info à l’université Paris-I, elle décide de se réorienter, surprise, dit-elle, de « la vision comptable des cours d’économie et de l’esprit peu enclin au débat de ses camarades ». C’est au hasard, en surfant sur Internet, qu’elle déniche cette « bilicence lettres et informatique » juste créée à la rentrée 2016 par l’Observatoire de la vie littéraire (Obvil) de Paris-Sorbonne et le laboratoire d’informatique de l’université Pierre-et-Marie-Curie (Lip6). Objectif de ce nouveau cursus : permettre aux étudiants de trouver leur place dans un monde révolutionné par les nouvelles technologies. « Les étudiants ambitieux encore hésitants sur la voie professionnelle vers laquelle s’orienter bénéficieront là d’une formation de qualité dans les domaines scientifiques et littéraires, sans avoir à renoncer à l’un ou à l’autre », promet le laboratoire sur son site.

L’exemple d’Ariane illustre la situation de nombreux lycéens qui, littéraires autant que scientifiques, rechignent à choisir une orientation qui les enfermerait dans une seule discipline. C’est précisément pour eux que la bilicence a été conçue. « Nous savions qu’il y avait des étudiants capables de suivre en même temps un cursus scientifique et un cursus littéraire », explique Jean-Gabriel Ganascia, professeur à l’UPMC, expert en intelligence artificielle et coresponsable de la formation.

La grammaire et le style

D’autant que les ponts entre littérature et informatique sont nombreux − Steve Jobs en personne affirmait : « Je me suis toujours considéré comme un littéraire quand j’étais gosse, mais j’adorais l’électronique. Puis j’ai lu un truc qu’un de mes héros, Edwin Land, de Polaroid, avait dit à propos de l’importance des gens capables de fonctionner à l’intersection des humanités et des sciences, et j’ai décidé que c’était ça que je voulais faire ». Ceux qui ont suivi des cours de grammaire ou de versification savent qu’une logique toute mathématique est indispensable pour progresser dans ces matières. Quant à l’informatique, « il faut cesser de l’opposer à littérature », estime Marc Douguet, chercheur en littérature classique à l’Obvil et coresponsable de la formation. « Les générations qui arrivent devront savoir parler à la machine et le code informatique se rapproche du latin. Même rigueur, même apprentissage d’une nouvelle grammaire, d’une nouvelle syntaxe et même d’une certaine stylistique. L’informatique, c’est d’abord du texte, ne l’oublions pas », rappelle ce littéraire spécialiste de théâtre classique qui s’est autoformé à la programmation.

Six étudiants ont été sélectionnés cette année pour suivre ce cursus qui voudrait rendre obsolète l’opposition entre lettres et sciences. Tous ont des résultats scolaires excellents. Parmi eux, des matheux qui viennent de classes prépa, des littéraires, des étudiants étrangers et une jeune bachelière S de 16 ans. « Je n’avais jamais vraiment appris à faire de dissertation en français. J’ai découvert la linguistique, la lexicologie, la grammaire. En outre, je continue des matières que j’adore comme la physique », s’enthousiasme Levana Baranes.

L’éthique : une compétence en plus sur le marché du travail

En plus de satisfaire ces matheux lettrés, la formation répond aux besoins et aux attentes du marché du travail, assure Jean-Gabriel Ganascia. D’un côté, les industriels de l’informatique qui cherchent désormais autant des personnalités créatives que des gens techniquement compétents. De l’autre, des métiers émergents dans des domaines tels que le journalisme de données, la création artistique, les jeux vidéo, l’édition et l’opinion mining, qui auront besoin de ces profils dans les prochaines années.

L’hypothèse des concepteurs de la bilicence semble validée par plusieurs entreprises informatiques. « Il faut arrêter de penser que l’informatique est neutre. Comme la recherche en génétique ou dans le nucléaire, elle peut être une arme de destruction massive si on n’a pas une approche éthique. D’où l’importance de n’avoir pas que des profils techniques », estime Yann Lechelle, cofondateur de Snips, une start-up française qui a créé un assistant personnel virtuel, indépendant des clouds de Google ou d’Apple − ce que les informaticiens appellent l’approche « privacy by design ». Le chef d’entreprise assume préférer recruter des thésards qui s’intéressent autant à la technologie qu’à ses conséquences.

Patrick Constant, cofondateur de Qwant, le moteur de recherche français qui veut concurrencer Google, dit privilégier lui aussi ces profils très novateurs. « Nous cherchons certes des gens qui possèdent une connaissance technique ancrée dans le réel, mais aussi ceux qui ont un regard sur la société et une perception des évolutions possibles et pour cela quoi de mieux que d’avoir étudié la littérature ? » Selon lui, c’est encore mieux s’ils ont lu Isaac Asimov, auteur de science-fiction américain, créateur du « Cycle des robots » et… chimiste de formation.

« Aucun de nos étudiants ne sait ce que sera devenu son métier dans trente ans quand il entrera sur le marché du travail. Notre rôle d’enseignant, c’est de préparer ces jeunes à comprendre ces évolutions », conclut Jean-Gabriel Ganascia, qui avoue avoir voulu créer « le cursus de ses rêves », lui, l’élève ingénieur qui étudiait la philosophie « en cachette ». Comme un clin d’œil à son parcours, le thème du premier semestre en littérature est joliment intitulé « la force du destin ».

Afin de comprendre le monde de demain pour faire les bons choix aujourd’hui, « Le Monde » vous donne rendez-vous à O21/s’orienter au XXIe siècle, à Lille (6 et 7 janvier 2017), Cenon (10 et 11 février), Villeurbanne (15 et 16 février) et Paris (4 et 5 mars).