L’enseigne suédoise Ahlens avait publié cette photo dans son catalogue de Noël. Le 5 décembre, elle a dû la retirer de sa page Facebook. | www.facebook.com/ahlens

La photographie est restée en ligne moins d’une semaine, avant que l’enseigne suédoise Ahlens la supprime de sa page Facebook, lundi 5 décembre, dans la soirée. Un garçon, âgé de 8 ou 9 ans, la peau foncée, les cheveux bruns courts, revêtu de l’aube blanche de sainte Lucie, une couronne de bougies sur la tête et un cierge dans les mains, y pose, un timide sourire aux lèvres. Il n’aura fallu que quelques jours pour que le cliché, qui figure dans le catalogue de Noël de la marque, devienne un symbole en Suède, cristallisant, d’un côté, la haine des pourfendeurs du multiculturalisme et de ceux qui jugent la politique de l’égalité des sexes excessive ; suscitant, de l’autre, une contre-réaction massive des partisans d’une société tolérante ouverte à la diversité.

« Dans chaque école suédoise, il y a des enfants à la peau claire ou foncée, aux cheveux courts ou longs, filles ou garçons, qui veulent être sainte Lucie. » Linda Soderqvist, Ahlens

En Suède, la Sainte-Lucie est cette grande fête populaire, un brin surannée, qui marque le lancement des célébrations de Noël – une tradition, qui remonte au XVIIIe siècle. Dans le calendrier julien, le 13 décembre correspondait au solstice d’hiver, la plus longue nuit de l’année. Après des mois d’obscurité, les Suédois célèbrent le retour de la lumière. Au petit matin, dans toutes les crèches et écoles du pays, les enfants, habillés de blanc, défilent en fredonnant des chants de Noël. Pour sainte Lucie et ses demoiselles d’honneur, un ruban rouge vif autour de la taille et des bougies (à pile) dans les cheveux ou un cierge à la main ; pour les garçons, un chapeau pointu et une étoile dorée au bout d’une baguette. Certains viennent aussi déguisés en lutins ou en bonhommes de pain d’épice. On déguste également des brioches au safran.

Chaque ville élit sa sainte Lucie – une incongruité presque, dans un royaume où les féministes ont depuis longtemps banni les concours de beauté. Le site national de l’office du tourisme précise d’ailleurs que, « dans la Suède de l’égalité des chances, il n’est pas besoin d’être une fille aux cheveux de lin pour incarner Lucie dans les cortèges des jardins d’enfants ».

En choisissant un garçon à la peau foncée, Ahlens voulait « montrer ce à quoi ressemble la Suède d’aujourd’hui », explique Linda Soderqvist, responsable du marketing : « Dans chaque école suédoise, il y a des enfants à la peau claire ou foncée, aux cheveux courts ou longs, filles ou garçons, qui veulent être sainte Lucie. » L’enseigne s’attendait à des réactions, mais pas à « un tel déferlement de haine contre un enfant », assure la chef du marketing. Sur sa page Facebook, les détracteurs fustigent « une attaque contre les traditions nordiques », « un génocide contre les Blancs »… La marque fait de son mieux pour supprimer les commentaires racistes et injurieux. Mais le cliché se propage rapidement sur la « fachosphère ».

La risposte sur les réseaux sociaux

En 2012 déjà, la couleur de peau de sainte Lucie s’était retrouvée au cœur des débats. La chaîne de télévision publique SVT, qui retransmet tous les ans les célébrations en direct d’une ville du royaume, avait choisi cette année-là la cathédrale d’Uppsala, où une jeune fille de 14 ans, à la peau noire, portait la couronne de sainte Lucie. À l’époque, SVT avait été accusée de jouer la provocation, deux ans après l’entrée de l’extrême droite au Parlement.

Cette fois, la riposte ne s’est pas fait attendre. Le groupe Jag är här (« Je suis ici », en suédois), créé sur Facebook au printemps pour ne pas laisser les commentaires haineux ou complotistes circuler sur Internet sans réponse, est immédiatement passé à la contre-attaque, noyant la page d’Ahlens de messages de soutiens (et gagnant près de 36 000 membres). Des dizaines de Suédois ont posté sur Instagram des photos en costume de sainte Lucie. Parmi eux, l’ancien champion du monde de saut en hauteur, Stefan Holm, et la ministre de la culture, Alice Bah Kuhnke.

Sur le compte Instagram d’un Suédois, comme sur de nombreux autres…

Ahlens a cependant fini par retirer la photographie, à la demande de la famille du garçon, choquée par la violence des réactions. La marque n’en était pourtant pas à son coup d’essai. À l’automne 2015, une femme en hijab apparaissait dans son catalogue. Au printemps 2016, elle a fait appel à des mannequins du troisième âge. Et il y a quelques mois, ce sont des personnalités du monde des affaires qui ont posé sur ces affiches : les hommes en tenues de femmes, et vice versa. Est-elle allée trop loin, cette fois, en jetant en pâture un enfant, inconscient des risques auxquels il s’exposait ? Linda Soderqvist conteste, assurant que la marque continuera à lutter contre les stéréotypes : « Les propagateurs de haine n’ont pas gagné. »