« Dès que je ferme les yeux, j’entends des cris et des pleurs. Je revois mon voisin de siège en sang. Je le revois mort, souffle Corinne d’une toute petite voix. Je n’aime même plus dormir dans l’obscurité. » Cette jeune femme âgée de 29 ans fait partie des rescapés du déraillement du train 152 de la Cameroon Railways (Camrail), survenu vendredi 21 octobre à l’entrée de la gare de la commune d’Eséka. L’accident a officiellement fait 79 morts et plus de 500 blessés.

Les nombreuses blessures de Corinne aux bras, au dos et à la jambe droite ont cicatrisé, mais la jeune femme veut savoir ce qui s’est réellement passé. « Il faut qu’on nous dise pourquoi les gens sont morts. Qui est responsable ? », lance-t-elle dans le marché central de Douala, capitale économique du Cameroun, où elle est venue faire ses courses.

Plainte contre Bolloré

Pour comprendre les causes réelles de ce drame, des familles de victimes et des rescapés se sont constitués en collectif et ont porté plainte, au Cameroun et en France, contre le groupe Bolloré Transports & Logistics, dont Camrail est une filiale. « La seule chose que nous recherchons, c’est la [part] des responsabilités. [Quand] la vérité sera trouvée, demain, les hécatombes de ce genre seront évitées », assure Me Guy Olivier Moteng. Cet avocat se bat « bénévolement » avec quelques collègues depuis le 2 novembre, date de dépôt de la plainte du collectif au tribunal de grande instance d’Eséka.

Pour lui, le contrôle du train n’a pas été respecté avant le départ. « Quand un train quitte la gare, une équipe de contrôleurs doit s’assurer, avec le conducteur, que tout le dispositif est en place, que le système de freinage fonctionne, et s’il faut ajouter des wagons supplémentaires, [afin] que l’attelage soit conforme aux règles minimales de sécurité dans ce domaine, explique l’avocat. Nous avons entendu des experts, nous sommes descendus sur le terrain. En l’état actuel de nos investigations, il revient que tout ce schéma n’a pas été respecté. »

Système de freinage défaillant

En clair, affirme l’avocat, avant de quitter la gare, le système de « freinage était défaillant et présentait de nombreux manquements ». Ce 21 octobre-là, suite à l’effondrement d’un pont reliant Douala à Yaoundé, les principales villes du pays, la route est coupée. De nombreuses personnes se reportent donc sur la gare pour prendre le train. Face à l’affût inhabituel des voyageurs, Camrail décide d’augmenter le nombre de wagons. La société ferroviaire ajoute huit voitures supplémentaires aux neuf prévues.

D’après des documents internes de Camrail obtenus par France 24, le convoi est en surcharge. Il pèse 675 tonnes et dépasse les 650 tonnes maximales à ne pas excéder pour un train voyageur. Par ailleurs, une inspection effectuée le matin même du drame fait état « d’une usure complète des semelles de freinage ». Pour quitter le terminus malgré ces anomalies majeures, le conducteur obtient un ordre spécial de sa hiérarchie. Selon Benoît Essiga, ancien conducteur de train devenu expert ferroviaire rencontré par France 24, les huit wagons ajoutés, de fabrication chinoise, sont « dépourvus de système de freinage adéquat ».

« On a des éléments qui semblent montrer que le train en approche était à une vitesse de l’ordre de 80 km/h à 90 km/h dans des zones où il aurait dû être à des vitesses beaucoup plus basses », expliquait pour sa part Eric Melet, président de Bolloré Africa Railways, quelques jours après le drame.

« Beaucoup trop de passagers »

A la gare Camrail de Yaoundé, d’où est parti le train 152, des cheminots ne parviennent toujours pas à oublier la catastrophe. Alain, attablé dans l’un des nombreux restaurants qui se trouvent aux alentours, a vu partir le train avec « beaucoup trop de passagers ». « Je n’avais jamais vu autant de personnes dans un train, jure-t-il. Mais je ne pouvais pas imaginer qu’il allait se retrouver dans les ravins. C’est vrai que le poids était déjà un problème. »

Alain s’interrompt pour nous demander de nous présenter. Il devient alors nerveux, regarde à gauche et droite, vide d’un trait sa bouteille, se lève, prend notre carte nerveusement et s’en va en promettant de nous appeler. Il ne le fera jamais. La peur est là, et beaucoup refusent de parler. Pas Gustave, un autre cheminot, qui connaît bien le conducteur et son adjoint. Il ne croit pas à la thèse, trop commode, de l’erreur humaine : « Ce sont des personnes qui aimaient leur travail. Vous pensez que des pauvres gens comme eux, qui se battent pour nourrir leurs familles, pouvaient décider de mettre en péril la vie de personnes innocentes ? interroge-t-il. Je suis sûr qu’ils ont fait tout leur possible pour ne pas dérailler. Ils ont tout tenté. » Gustave n’en dira pas plus.

Ariel Dogmo était l’un des passagers de la première classe. Il a vu « la terrible tristesse du conducteur ». « Lorsque le train a commencé à prendre de la vitesse, nous avons entendu un grand bruit. Puis il s’est immobilisé quelques kilomètres plus loin, raconte-t-il. Je me suis retourné et je me suis rendu compte que les autres wagons avaient disparu. Notre chauffeur avait les coudes posés devant lui et les deux mains sur la tête. Il semblait perdu, triste. Je ne réalisais pas encore ce qui s’était passé, car nous, nous étions tous sains et saufs ». Selon lui, le conducteur a fait tout son possible pour sauver les passagers.

2 300 euros pour chaque victime

Pour faire la lumière sur ce drame et déterminer les responsabilités, le président camerounais Paul Biya a mis en place une commission d’enquête, dirigée par le premier ministre, avec pour mission de rendre un rapport sous « trente jours ». Plus d’un mois plus tard, le pays attend toujours. Rien n’a filtré de l’enquête interne de Camrail. Le groupe Bolloré a commencé à indemniser les familles des victimes à hauteur de 1,5 million de francs CFA (2 300 euros).

« Donner de l’argent ne pourra pas ramener nos enfants, parents, frères et sœurs décédés. Nous voulons savoir ce qui s’est vraiment passé. Pourquoi un train a-t-il pu porter plus de passagers qu’il ne fallait ? Pourquoi est-il parti avec des freins en panne ?, lâche avec colère Felix Takam, un enseignant qui a perdu sa belle-sœur dans le drame. Je crois que Bolloré a la plus grande part de responsabilités. Je pense aussi que notre gouvernement doit assumer sa part. Il faut un diagnostic public et franc. »