L’autocritique et la transparence ne font pas partie de l’ADN du Frelimo, le parti au pouvoir depuis l’indépendance du Mozambique en 1975. On n’attendait donc pas grand-chose d’une commission d’enquête parlementaire chargée de tirer au clair le « scandale des dettes cachées », ou comment l’exécutif a dissimulé plus de 2 milliards de dollars (1,88 milliard d’euros) d’emprunts pour financer un programme d’armement.

Présenté la semaine dernière à huis clos aux députés, le rapport d’enquête a été torpillé, lundi 12 décembre, par l’unique député d’opposition membre de la commission. Incomplet et insuffisant, le document de 270 pages présente néanmoins certains passages éclairants sur la saga qui agite le Mozambique et ses investisseurs depuis 2013.

L’intérêt du rapport, que Le Monde Afrique a pu consulter, réside moins dans ses conclusions que dans le contenu des auditions, retranscrites en partie seulement. Pour la première fois, les trois hommes au cœur du scandale, dont l’ancien président Armando Guebuza, se sont expliqués, et apportent des détails édifiants sur les rouages de l’opération. D’importantes zones d’ombres subsistent, notamment sur le degré d’implication du marchand d’armes, des banques concernées par les emprunts et du gouvernement français.

  • Ce que le rapport confirme

Le gouvernement a violé la Constitution et les lois budgétaires « en se portant garant de trois entreprises pour des sommes qui dépassent les plafonds fixés sans en avoir sollicité l’autorisation de l’Assemblée », conclut la commission d’enquête. Ce faisant, elle donne raison aux députés d’opposition qui s’en sont émus dès le début de l’affaire.

Le scandale a éclaté en septembre 2013 lorsque les Constructions mécaniques de Normandie (CMN) de Cherbourg ont annoncé un contrat de 200 millions d’euros pour la livraison de 30 chalutiers et patrouilleurs à la Compagnie mozambicaine de thon, Ematum. Au Mozambique, c’est la surprise : personne ne connaît cette entreprise publique qui a emprunté 850 millions de dollars sous formes d’obligations avec la garantie de l’Etat sans en informer le Parlement. Rapidement, les observateurs se doutent que, sous couvert d’une banale activité de pêche au thon, se cache de l’armement.

En avril 2016, de nouvelles révélations fracassantes font changer l’affaire de dimension : il s’avère que deux autres entreprises publiques, Proindicus et Mozambique Asset Management (MAM), ont emprunté respectivement 622 millions de dollars en 2013 et 535 millions de dollars en 2014, une fois encore avec la garantie gouvernementale. Les investisseurs sont furieux, les bailleurs de fonds internationaux se retirent du budget de l’Etat, l’économie plonge. Réajustée, la dette du Mozambique passe de 86 % en 2015 à 130 % de son PIB en 2016.

Très crûment, Antonio do Rosario, le directeur des trois entreprises, est venu confirmer ce qui était suspecté : l’activité de pêche au thon n’était qu’une façade pour obtenir plus de financements. « Dès le départ, nous voulions 2 milliards de dollars pour Proindicus », a t-il déclaré. Le but, financer un ambitieux programme de défense maritime – embarcations militaires, système de surveillance, chantiers navals – fourni par Privinvest, la maison mère des CMN, la firme du milliardaire franco-libanais Iskandar Safa. Fournissant des contrats « clés en main », celle-ci a également joué les intermédiaires auprès du Crédit suisse et de la banque russe VTB Capital, qui ont structuré les emprunts.

Devant la réticence des banques et la fragilité financière du Mozambique, il a fallu parcelliser les activités en trois entreprises. Pour Ematum, précise Antonio do Rosario, « il est clair que nous ne pouvions pas dire, ni aux banques ni à quiconque, que la pêche n’était pas la partie principale ». Au final, c’est parce que Crédit suisse a décidé, contre l’avis des Mozambicains, de lancer une opération publique d’émission d’obligations, que leur machination occulte s’est enrayée. « A partir de là, ils avaient vendu la mèche, et tout ce qu’on a pu faire depuis, c’est gérer les dégâts. » Les services secrets mozambicains, dont do Rosario est issu, ont été les promoteurs de l’opération de bout en bout, pensée pour rester secrète.

La commission s’est par ailleurs montrée convaincue par l’argumentaire développé sur l’existence de menaces à la souveraineté du Mozambique – la piraterie, la pêche illégale, le trafic de drogues.

  • Les zones d’ombres

Arguant d’un manque de temps et de moyens, la commission n’a pas pu enquêter sur des ramifications essentielles du scandale, notamment internationales. Aucun responsable du fournisseur des équipements ou des banques n’a été auditionné. Ainsi, plusieurs questions essentielles continuent de se poser.

1. Où est passé l’argent ?

Antonio do Rosario n’a pas apporté les informations permettant de déterminer comment les fonds ont été utilisés, note le rapport. En revanche, il apparaît que l’intégralité des emprunts a été directement versée au fournisseur des équipements, Abu Dhabi Mar, une filiale de Privinvest, sans même transiter par le Mozambique. Une pratique inhabituelle qui aurait sévèrement handicapé la viabilité financière des entreprises, aujourd’hui au bord de la banqueroute, et qui alimente d’autant les suspicions de détournements.

L’unique député d’opposition siégeant dans la commission d’enquête, Venancio Mondlane, qui a fait fuiter lundi le rapport, a présenté en conférence de presse un contre-document. Son parti, le Mouvement démocratique du Mozambique (MDM), affirme que les bateaux fournis par Privinvest ont été surpayés. Sur les 2 milliards de dollars, « il y a 1,5 milliard de dollars pour lesquels personne ne peut expliquer à quoi ils ont servi », révèle le document.

2. Les responsables seront-ils jugés ?

Puisque la Constitution a été violée, la commission appelle à la responsabilisation des auteurs de malversations sans pour autant les nommer, et s’en remet au procureur général. Condition sine qua non d’une reprise de l’aide du Fonds monétaire international (FMI), le bureau du procureur a lancé en novembre un audit international et indépendant des trois entreprises, qui doit rendre ses conclusions d’ici à la fin février 2017.

Les observateurs craignent cependant que l’intégralité des résultats ne soit pas rendue publique, et que les hauts responsables incriminés soient épargnés. En particulier, l’ancien président Armando Guebuza, qui n’a fait montre d’aucun remords au cours de son audition le 28 novembre, a pris le soin de se distancer des détails opérationnels illégaux, affirmant qu’il n’a pas eu « d’intervention spécifique ».

Ainsi l’étau se resserre autour de l’ancien ministre des finances Manuel Chang, qui ferait un bouc émissaire idéal. Après tout, il est celui qui a autorisé les garanties et s’est abstenu d’informer le FMI sur les dettes cachées. Antonio do Rosario a enfoncé le clou : selon lui, Chang était conscient des risques, et l’a même enjoint de « sacrifier son nom pour la patrie ».

3. A quel point le président Filipe Nyusi est-il impliqué ?

Au sommet de l’Etat mozambicain depuis janvier 2015, Filipe Nyusi était ministre de la défense lorsque les entreprises ont été constituées. Proindicus, la tête de pont du programme d’armement, est d’ailleurs contrôlée à 67 % par une holding appartenant à ce ministère. La commission a soigneusement omis de l’interroger, malgré l’insistance du député Venancio Mondlane.

4. Quel est le rôle exact joué par Privinvest, la firme d’Iskandar Safa, et par le gouvernement français ?

La commission a relevé un « degré de promiscuité peu recommandable » entre Prinvinvest, qui a fourni les équipements aux trois entreprises, et les banques, Crédit suisse et VTB. Rompue aux ventes d’armement, Privinvest, qui a joué les intermédiaires, n’a-t-elle pas relevé les irrégularités dans la constitution des entreprises publiques ?

En outre, on ne sait toujours pas qui, de Prinvinvest ou des services secrets mozambicains, a le premier démarché l’autre avec ce projet démesuré. Avec son immense potentiel gazier, le Mozambique fait l’objet de convoitises. Le pays a-t-il fait les frais d’un marchand d’armement peu scrupuleux ?

Par extension, le rôle du gouvernement français est source d’interrogations. Celui-ci a toujours affirmé qu’il s’agissait d’un marché entre une entreprise privée et le Mozambique. Mais, à Cherbourg, en septembre 2013, François Hollande et trois ministres dont Bernard Cazeneuve étaient aux côtés d’Iskandar Safa et d’Armando Guebuza pour célébrer le « contrat du siècle » censé sauver les Constructions mécaniques de Normandie. Le gouvernement a-t-il fermé les yeux sur un marché douteux pour sauvegarder des emplois ?

5. Crédit suisse et VTB sont-elles complices ou négligentes ?

La commission d’enquête ne recommande pas de déclarer les dettes « nulles et non avenues » alors même qu’elles sont inconstitutionnelles. En coulisses cependant, plusieurs partenaires du Mozambique poussent pour cette option, tandis que des voix s’élèvent à Londres et à Genève pour demander une enquête approfondie sur le rôle joué par les banques dans le scandale. D’après l’agence Fitch, les créanciers ont mal évalué les risques liés à Ematum, et sont donc en partie responsables de l’explosion de la dette mozambicaine.