« La troisième révolution industrielle du numérique est une chance, qui fournit au dirigeant et au citoyen des axes d’expérimentation pour inventer un autre futur que celui qui se dessine aujourd’hui » (Lionel Meneghin). | PHILIPPE DESMAZES / AFP

Le numérique nous fait entrer dans un nouvel âge du politique, avec les « civic tech », ces technologies qui doivent permettre aux citoyens de prendre part à la prise de décision publique et de se mobiliser pour l’intérêt général. Puissant facteur de désintermédiation, elles modifient le jeu des acteurs, à la fois sur le plan de la communication (court-circuitant les médias), de la construction des projets et des lois (court-circuitant les lobbies) et le message même qu’elles véhiculent, qui doit être plus personnalisé et jouer sur le registre de l’émotion. Ainsi, l’ubérisation de la politique serait en marche.

« Dans le monde entier, la diffusion massive d’Internet permet à des milliards d’individus d’accéder à l’éducation et à l’information, de s’organiser, de s’engager dans la vie publique et associative. A Paris et dans les collectivités locales, les budgets deviennent participatifs. Au Brésil avec le Marco Civil, en Islande pour la Constitution, en France avec la loi pour une République numérique, les citoyens participent à l’élaboration de textes fondateurs », expliquent Laure Lucchesi (directrice d’Etalab) et Henri Verdier (directeur interministériel du numérique et du système d’information de l’Etat). « Jamais dans l’histoire on n’a assisté à une telle créativité démocratique ni à un tel engagement citoyen ». Grâce aux « civic tech ».

Le journaliste Lionel Meneghin évoque la troisième révolution industrielle du numérique comme une « chance », fournissant « au dirigeant et au citoyen des axes d’expérimentation pour inventer un autre futur que celui qui se dessine aujourd’hui », une fois réalisée la « réconciliation entre l’homme et la technique ».

Prenant à témoins Mark Zuckerberg et Jeff Bezos, l’universitaire François-Xavier de Vaujany constate que « les entrepreneurs (en particulier numériques) ont des effets de plus en plus politiques, en ce qu’ils modifient en profondeur des dimensions de la vie quotidienne, les formes du vivre ensemble et les modalités légitimes de leur gouvernance », notant que « l’effet est d’autant plus profond qu’il est invisible ».

Il constate que « l’open innovation, l’open data (« données ouvertes), le recours à la foule, les logiques de gestion par projet, les mécanismes d’incubation sont de plus en plus présents dans les discours comme les pratiques politiques ». Pour lui, pas de doute, « les forces politiques de la cité puisent en temps réel dans les infrastructures construites par l’action et la rhétorique des entrepreneurs ».

Une fois cet espoir posé – « Notre génération aspire à un monde plus collaboratif. Les enjeux de notre époque ne nous laissent de toute façon pas le choix : nous devons changer si nous ne voulons pas que nos démocraties soient emportées par la défiance, la colère et le renoncement. Le numérique et ses promesses peuvent être une partie de la réponse », explique Valentin Chaput (Point d’aencrage) –, encore faut-il éviter de « transformer ces outils en de simples gadgets à travers lesquels les gouvernements et des entreprises donneraient l’illusion d’une modernisation en faisant du « tech-washing » comme d’autres font déjà du green-washing pour simuler un engagement écologique. Il faut préserver ces technologies comme outils du bien commun, qu’on pourrait appeler « common-tech » pour les distinguer d’applications strictement commerciales », faire preuve d’exemplarité et éviter toute fracture numérique qui exclurait une partie des citoyens.

Valentin Chaput oppose deux modèles de « civic-tech : les logiciels libres contre les logiciels propriétaires, la question étant de savoir « si nous devons soumettre la « civic-tech » aux modèles économiques propriétaires » ou si notre idéal démocratique justifie une exception.

A lire sur le sujet :

Civic Tech : « Dépasser le clivage entre action politique et entrepreneuriat-innovation », par François-Xavier de Vaujany, professeur des universités (PSL-université Paris-Dauphine). Les entrepreneurs (en particulier digitaux) modifient en profondeur les dimensions de la vie quotidienne, les formes du vivre ensemble et les modalités légitimes de leur gouvernance.

Civic Tech : « Construire une modernité alternative, synonyme de chance et non de menace », par Lionel Meneghin, rédacteur en chef du magazine Dirigeant. Pour le journaliste, les nombreux problèmes soulevés par la troisième révolution industrielle popularisée par Jeremy Rifkin fournissent les axes d’expérimentation pour inventer un autre futur.

Civic Tech : « De l’algorithme administratif à l’algorithme public ». Pour plus de transparence, l’administration doit donner accès aux cahiers des charges, mais aussi aux programmes eux-mêmes, des algorithmes qu’elle utilise, explique les signataires du collectif Algocit de l’université Paris-Est-Créteil (Mathias Bejean, maître de conférences en gestion ; Patrick Cegielski, professeur d’informatique ; Julien Cervelle, professeur d’informatique ; Mikael Cozic, maître de conférences en philosophie ; Maïté Guillemain, maître de conférence en droit privé ; Ronan Le Roux, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication ; Farida Semmak, maître de conférences d’informatique ; Arnaud Thauvron, maître de conférences en gestion ; Sylvie Thoron, professeur en économie ; Pierre Valarcher, professeur d’informatique, responsable du projet ; Noe Wagener, maître de conférences en droit public).

La créativité démocratique et citoyenne au-delà de l’isoloir, par Laure Lucchesi (directrice d’Etalab, le service du premier ministre chargé de l’open data et du gouvernement ouvert) et Henri Verdier (directeur interministériel du numérique et du système d’information de l’Etat). Le sommet du Partenariat pour un gouvernement ouvert, du 7 au 9 décembre à Paris, rassemble les initiatives des activistes engagés dans les nouvelles formes de participation citoyenne, en particulier numériques.

Quel est le « potentiel des nouvelles technologies dans l’action publique » ?, par Valentin Chaput, membre du think tank Point d’aencrage. Il faut se prémunir contre une « civic-tech » française qui pourrait se détourner de la création des biens communs numériques dont nous avons besoin pour transformer notre démocratie en en faisant de simples gadgets.

« La question du numérique est donc avant tout politique », par Asma Mhalla (maître de conférence à Sciences Po). La mutation technologique est perçue d’abord comme une crise, selon le spécialiste des enjeux de l’économie numérique. Pourquoi ne serait-elle pas l’occasion d’une utopie ?

A lire aussi :

La politique au risque du clic, par Sandrine Cassini. L’élection américaine et la primaire de la droite française se sont en partie jouées sur Internet. Au-delà, c’est tout le fonctionnement de la démocratie qui est bouleversé par le numérique.

« Civic Tech » : vers une boîte à outils de la démocratie numérique, par Claire Legros. Alors que la France accueillera du 7 au 9 décembre le sommet mondial du Partenariat pour un gouvernement ouvert, un portail va recenser les plates-formes de consultation citoyenne. La transparence des outils est au cœur de la réflexion.

« Civic Tech » : des applis pour doper la démocratie en ville. Les plates-formes se multiplient pour proposer aux municipalités de renforcer le dialogue avec leurs habitants. Quels enjeux pour la démocratie locale ?, par Claire Legros.

Les nouvelles ambitions de la « Civic Tech » française, par Vincent Fagot. Le premier forum des civic tech a planché sur leur capacité à mieux associer les citoyens au débat public, ainsi que le modèle économique qui se dessine pour elles.

La « civic tech » sauvera-t-elle le politique ?, par Catherine Vincent. Si elles contribuent à renouveler l’intérêt des citoyens pour la chose publique, les technologies civiques ne sont pas entrées dans les mœurs numériques.