Une cliente de la boucherie Pradeau échange quelques mots avec Isabelle Pradeau, à Bénévent-l’Abbaye (Creuse). | THIERRY LAPORTE / « Le Monde »

En cette froide matinée de décembre, l’effervescence commence à se faire sentir dans la petite boucherie Etcheberts, à Orthez (Pyrénées-Atlantiques). Les fêtes de fin d’année approchent, les premières commandes arrivent. Philippe, 61 ans, est le patron de la boutique. Entouré de ses trois salariés – deux de ses filles, Solène et Sandrine, et son gendre Julien –, il va vivre son 35e Noël en tant que boucher.

Depuis 1961, Philippe Etcheberts achète, découpe, transforme et vend de la viande issue de bêtes élevées à quelques kilomètres de là, en Soule ou au Pays basque. Il n’avait pas hésité à s’installer malgré la présence, à l’époque, d’une quinzaine de bouchers artisanaux dans cette ville de 11 000 habitants. Depuis les choses ont bien changé. Fermeture après fermeture, M. Etcheberts a vu tous ses concurrents partir à la retraite. Il n’y a aujourd’hui plus que deux bouchers à Orthez. Mais cette érosion ne concerne pas que la ville béarnaise. C’est l’ensemble des territoires ruraux qui voient leurs boucheries artisanales fermer.

Les raisons sont diverses : une image du boucher encore négative auprès de la population, une consommation de viande en berne ou encore l’apparition des grandes surfaces en périphérie qui ont éloigné les consommateurs des bourgs. M. Etcheberts est amer :

« A Orthez, il y a vraiment une désertification du centre-ville. Dans les rues qui étaient autrefois commerçantes, il n’y a plus rien. Et en même temps, il y a beaucoup de commerces en périphérie qui sont apparus. Mais moi, j’ai toujours voulu rester en centre-ville, c’est mon cheval de bataille. »

« On est en train de tout piétiner »

La poussée des grandes surfaces a fait beaucoup de mal à la profession. En 2014, selon l’établissement public lié au ministère de l’agriculture FranceAgriMer, 84 % des achats de viandes ont été réalisés au sein de circuits généralistes (+ 3 % en dix ans), dont 66 % dans des hypers et supermarchés et 11 % en hard-discount. En parallèle, la part des achats dans les boucheries traditionnelles est passée de 11,3 % en 2004 à 9,5 % en 2014.

S’il existe encore près de 16 000 boucheries artisanales sur le territoire, Christian Le Lann, président de la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs, en appelle à la responsabilité des consommateurs.

« C’est dommage qu’ils ne réalisent pas le pouvoir qu’ils ont. Ils se font imposer des choix de consommation. Nos bouchers sont un patrimoine qui fait partie de notre culture. On est en train de tout piétiner. »

Et aucun territoire ne semble épargné. Pas même l’une des places fortes de la profession, Limoges et son Musée de la boucherie situé rue de la Boucherie, en plein centre-ville. Les bouchers de la ville sont même regroupés depuis le XVsiècle dans la puissante confrérie Saint-Aurélien. Mais la ville a vu ses artisans partir les uns après les autres. S’ils étaient près de 80 au début des années 1960, ils ne sont plus qu’une vingtaine désormais. Et aujourd’hui, la confrérie est même ouverte aux personnes extérieures à la profession. Tout un symbole.

Malgré cette tendance, Eric Boutaud, 49 ans, a ouvert, il y a sept ans, une boucherie dans la capitale historique du Limousin. Président du Syndicat des bouchers de Haute-Vienne, il possède également deux autres commerces à Saint-Junien. Pour lutter face aux grandes surfaces, il mise sur la qualité de ses produits et la proximité avec les clients.

« J’achète mes bêtes vivantes directement chez l’éleveur dans la région. Et au bout de quelques années, il y a une véritable relation de confiance qui s’est installée avec le consommateur. C’est gratifiant. On est notamment là pour les conseiller. On peut ainsi leur faire découvrir et goûter des morceaux qu’ils ne connaissaient pas. »

Nicolas Dubois, gérant, inspecte son stock de viandes dans la chambre froide de son atelier, à Guéret (Creuse). | THIERRY LAPORTE / « Le Monde »

« On devient plus charcutier que boucher »

Mais les bouchers doivent aussi faire face au changement de consommation des ménages. Ces derniers mangent de moins en moins de viande et de manière différente. Il a donc fallu s’adapter et proposer une offre plus variée. Il n’est plus viable de ne faire que de la boucherie. Une évolution constatée par Eric Pradeau, boucher depuis 1995 dans la commune de Bénévent-l’Abbaye (Creuse) qui compte 800 habitants :

« Maintenant les gens achètent plus de plats cuisinés que de la viande. On devient plus charcutier que boucher. Et les paniers sont moins importants qu’il y a trente ans. C’est notamment dû au fait que les familles sont moins nombreuses, que la population, dans les territoires ruraux, vieillit. »

Se tourner vers la charcuterie, Nicolas Dubois, boucher à Guéret (Creuse) possédant trois autres boucheries dans des petits villages alentour, a dû s’y résoudre :

« On fait de plus en plus de plats cuisinés pour les particuliers, les collectivités locales, les comités d’entreprise. Ça fait partie de notre développement et ça permet de compenser les pertes des boucheries. »

Outre toutes ces difficultés, les bouchers artisanaux sont surtout confrontés à un manque de renouvellement, avec une moyenne d’âge de 55 ans. La situation est même critique dans le Limousin (aujourd’hui intégré dans la Nouvelle-Aquitaine), où plus de la moitié des bouchers partent à la retraite dans deux ans. Alors pour éviter l’inéluctable, les syndicats de Corrèze, de Haute-Vienne et de la Creuse ont lancé une opération séduction à destination des plus jeunes en distribuant dans leurs boutiques près de 300 000 bandes dessinées faisant la promotion du métier.

Dans l’arrière-boutique de la boucherie, Eric Pradeau s’apprête à faire cuire des boudins dans son four à vapeur. | THIERRY LAPORTE / « Le Monde »

Voie de garage

« Il faut renouveler les générations de bouchers mais aussi les consommateurs. On les prend jeunes pour leur montrer de la qualité, c’est à ces âges-là que le goût se forme », explique Anne-Sophie Conjat-Bach, qui à 24 ans dirige la boucherie familiale à Brive-la-Gaillarde avec sa sœur jumelle, Marie-Laure, et préside le Syndicat des bouchers de Corrèze.

Depuis près de six ans, la profession accumule les opérations de communication pour attirer les jeunes : publicité, mise en avant de bouchers stars… Et ça marche. Les inscriptions en CAP boucher ont augmenté de 20 % par an depuis 2010. Les débouchés sont d’ailleurs là : 4 000 postes sont à pourvoir immédiatement sur tout le territoire. Mais malgré cette nouvelle affluence, tous les bouchers ne trouvent pas d’apprentis qui leur conviennent. Ils pourraient pourtant être de potentiels repreneurs dans les années à venir.

« Aller en apprentissage en boucherie, ça reste encore la voie de garage pour beaucoup, c’est un gros souci pour nous, déplore Mme Conjat-Bach. Certains abandonnent vite, n’ont pas le bon comportement. Donc aujourd’hui, en Corrèze, j’ai du mal à trouver des bouchers qui veulent accueillir un apprenti. » Alors de nombreux bouchers qui partent en retraite n’ont d’autre choix que de fermer boutique.

Du côté d’Orthez, Philippe Etcheberts n’a pas eu ce souci. Encore passionné, il pense toutefois prendre sa retraite en 2018. Et les repreneurs sont déjà tout trouvés. Ce seront sa fille Sandrine et son gendre Julien. Ces derniers sont d’ailleurs déjà sur le pont pour les commandes des repas de fin d’année. Ils sont prévenus, ils ont maintenant deux ans pour être fin prêts et poursuivre l’aventure familiale.