Mimi Cherono Ng’ok série No One But You (Dakar), impression jet d’encre, 120 x 120 cm Édition 1/6 + 2 EA Collection particulière | DR

« La stratégie en matière d’art africain contemporain est comparable à celle adoptée par le combat féministe. Toute minorité, à un moment donné de son développement, doit affirmer son caractère spécifique, revendiquer l’égalitarisme, lutter contre le discours dominant, avec ses propres armes… Après le devenir femme de l’art, on peut se demander s’il n’y aura pas pour les années à venir un devenir africain de l’artiste. » La conservatrice Marie-Laure Bernadac concluait ainsi son essai dans le catalogue de l’exposition « Africa Remix », au Centre Pompidou en 2005.

Visiblement les stratégies sont aujourd’hui au couplement des « devenirs femme et africain » des artistes. Pour preuve le foisonnement les expositions dédiées aux artistes africaines : « Body talk » au Wiels, à Bruxelles, et au Frac Lorraine à Metz en 2015, « L’Iris de Lucy » au Château de Rochechouart l’été dernier, « L’Autre continent, artistes femmes africaines », jusqu’au 31 décembre au Muséum du Havre. Même le marché se met au parfum : en novembre dernier, la vente rituelle d’art africain de la société PIASA s’était focalisée sur quinze artistes africaines. Quant au rapport annuel sur le marché de l’art africain, il insiste, pour la cuvée 2015, sur la montée en puissance de l’Ethiopienne Julie Mehretu, au premier rang dans le palmarès des artistes africains les mieux cotés.

L’intérêt commence voilà vingt ans, avec une première exposition, « The art of contemporary african women artists », organisée en 1997 au musée de l’université de Cornell à Ithaca, dans l’état de New York. Pour Camille Morineau, commissaire de l’exposition « L’autre continent », « il est naturel que les deux phénomènes de redécouverte de l’Afrique et de l’apport des femmes à l’histoire de l’art se rejoignent ». Naturel tant les deux ont œuvré à l’ombre du discours officiel patriarcal et occidental en inventant leurs propres narrations.

Zanele Muholi Sibusiso, Cagliari, Sardinia, Italy, 2015, Tirage numérique sur aluDibond 6 mm, 210 x 140 cm Série Somnyama Ngonyama | © Zanele Muholi Courtesy Stevenson Cape Town et Johannesburg

Les neuf artistes femmes réunies dans « Un autre continent » ont un point commun : elles ne tiennent pas en place. Elles voyagent ou étudient à l’étranger à l’instar de la Malgache Malala Andrialavidrazana et de la Sud-Africaine Sue Williamson. « Qu’elles soient filles d’activiste, issues de classes aidées ou de milieux plus populaires, que leur itinérance soir forcée ou volontaire, celle-ci détermine durablement leur création, par le voyage comme par le retour, écrit la curatrice Flora Fettah dans le catalogue de l’exposition. Leurs identités sont hybrides, un peu d’ici, un peu d’ailleurs, un pied en Occident, mais bien l’âme en Afrique. » L’âme, mais aussi l’esprit. Aussi ne sont-elles pas dans le radicalisme de certaines de leurs consœurs occidentales. Pourtant leurs contextes de vie sont parfois hostiles.

« Le féminisme euro-américain n’a pas pris »

Dans certains pays africains, il est compliqué de se promener seule dans l’espace public. L’homosexualité féminine est aussi taboue comme le rappelle la Sud-Africaine Zanele Muholi dans ses photos. Pour autant, ces artistes optent pour ce que Camille Morineau nomme un « féminisme du compromis ». Compromis ne rime pas avec compromission ni soumission. Aux 18e et 19e siècles, les femmes formaient les régiments militaires du royaume de Dahomey. Leurs consœurs Igbo et Yoruba se sont dressées contre le pouvoir colonial au Nigeria par le biais de danses et de chants. « La façon dont les femmes africaines s’auto-définissent repose davantage sur la collectivité positive que sur l’individualité, écrit Mary Ebun Modupe Kolawole dans Womanism and African consciousness. […] Pour nombre d’entre elles, le soutien mutuel consiste à faire ressortir et à sublimer des valeurs africaines communes et positives, plutôt qu’à construire un mur autour des femmes qui exclurait les hommes. » Un point de vue que corrobore la curatrice camerounaise Koyo Kouoh, qui avait organisé l’exposition « Body Talk » au Wiels. « Le féminisme euro-américain n’a pas pris parce que les Africaines ont estimé qu’il ne tenait pas compte des réalités. Il était aussi interprété comme une autre forme de colonisation, nous avait-elle alors confié. Le féminisme africain est pro-mariage, pro-maternité, basé sur des succès obtenus dans le calme, sans tambour ni trompettes. En Afrique, tout se négocie. Aller à la confrontation ne mène à rien. »

La politique des petits pas pratiquée en Afrique ou la tactique plus frontale des féministes afro-américaines ont porté leurs fruits : les femmes de couleur ont désormais droit de cité dans les grandes expositions. Malgré tout, rien n’est gagné. « Admettons-le, la plupart des expositions d’artistes femmes noires sont faites à l’invitation de curatrices et non de curateurs », confie l’artiste africaine américaine Betye Saar, qui expose jusqu’au 8 janvier à la Fondation Prada, à Milan. Directrice artistique de la Fondation Mona Bismarck à Paris, Raina Lampkins-Fielder apporte aussi son bémol : « Oui, il y a une recrudescence des expositions de femmes africaines ou africaines-américaines, mais soyons claires, elles restent rares. On les voit plus dans des galeries et des fondations privées que dans les grands musées. Et quand une institution se décide à présenter une femme de couleur, elle se dit qu’elle devra attendre quelques années avant d’exposer une autre femme noire, alors que ce type de questions ne se poserait pas pour un artiste blanc. »

« L’autre continent », jusqu’au 31 décembre, Muséum du Havre, www.museum-lehavre.fr

« Betye Saar, uneasy dancer », jusqu’au 8 janvier, Fondation Prada, www.fondazioneprada.org