Harvey Smith (à gauche), aux côtés de Sébastien Mitton, respectivement réalisateur et directeur artistique de « Dishonored 2 ». | Fun & Serious Festival

Découvert par le vétéran Warren Spector alors qu’il n’était que testeur sur System Shock, concepteur des mécaniques de jeu du premier Deus Ex et réalisateur du deuxième, le Texan Harvey Smith travaille depuis au sein du studio lyonnais Arkane, d’où il supervise le développement de la série Dishonored.

En novembre, à Bilbao, à l’occasion d’un prix d’honneur du Fun & Serious Festival récompensant l’ensemble de sa carrière, Pixels a pu rencontrer l’un des créateurs les plus précieux de ces dernières années.

Vous habitez à Lyon depuis trois ans. A l’inverse, Raphael Colantonio, le cofondateur d’Arkane, lui, est Français mais dirige votre division texane. Pourquoi cet échange ?

Pour faire simple, on peut dire que lorsqu’on a grandi quelque part, on trouve que cet endroit manque d’exotisme, et on a envie d’ailleurs. Pour rentrer davantage dans le détail, Raph a fondé Arkane en 1999 à Lyon, où il a grandi avec les autres fondateurs de la société. A un moment, il a voulu partir à l’aventure, découvrir l’endroit où les Ultima et Deus Ex avaient été créés, où le studio Ion Storm était installé, et il est parti vivre à Austin.

Le siège d’Arkane est resté à Lyon, mais la division d’Austin a grossi progressivement. J’y ai été engagé il y a huit ou neuf ans, et on a fait le premier Dishonored ensemble, avec vingt personnes à Austin et cinquante à Lyon, en faisant beaucoup de visioconférences, d’allers-retours.

Puis est venu le temps de Dishonored 2, un projet beaucoup plus ambitieux. Raph voulait faire un nouveau jeu, Prey, et moi j’ai rejoint l’équipe à Lyon… C’était plus logique d’être tous ensemble dans le même bâtiment, pour pouvoir communiquer de façon plus efficace.

Sorti en novembre, « Dishonored 2 » a depuis décroché des récompenses aux Ping Awards, au Fun & Serious Festival ainsi qu’aux The Game Awards. | Bethesda Softworks

Qu’est ce que cela change de travailler avec un studio français ?

C’est très différent. La langue c’est une chose, mais il y a les différences culturelles, un certain sens de la solidarité… Mais c’est très difficile pour moi de savoir si ce sont des différences qu’on peut généraliser à tous les studios français ou qui sont spécifiques à Arkane.

Par exemple ?

Chez Arkane, chacun travaille pour l’équipe. Si quelqu’un réussit quelque chose, c’est perçu comme une victoire collective. Si quelqu’un souffre, toute l’équipe souffre. Alors que les Américains sont plus individualistes, pour le meilleur et pour le pire. L’équipe française est amicale, les gens vous rappellent qu’on est là pour passer un bon moment, pour travailler en s’amusant, et ça m’a fait du bien, plutôt que de trop me concentrer sur la recherche de la perfection par exemple.

Le premier jeu sur lequel vous avez travaillé en tant que producteur, c’est Cybermage, pour le studio Origin. Quel souvenir en avez-vous ?

J’avais joué à Wizardry VII : Crusaders of the Dark Savant, du même auteur, David W. Bradley : le jeu était bourré de défauts, l’histoire ne m’intéressait pas particulièrement, mais… dans le ton, il y avait quelque chose de profondément bizarre, que j’ai beaucoup aimé. Crusaders of the Dark Savant avait un ton, comme on peut dire de David Lynch qu’il a un ton, au-delà des histoires qu’il raconte. C’est pour ça que j’ai voulu travailler sur Cybermage.

Après avoir fait ses premières armes sur « System Shock », Harvey Smith s’attaque à « Cybermage », parfois vu comme un brouillon de « Deus Ex ». | Electronic Arts

On peut y voir un brouillon de Deus Ex, avec son univers cyberpunk, ses villes à parcourir librement, ses personnages qui ne sont pas juste de la chair à canon…

Je pense que c’était dans l’air du temps. On nageait dans les mêmes eaux : quand il faisait froid, on avait tous froid, quand il y avait du courant, on était tous emportés dans la même direction. Quand on regarde les jeux de l’époque, il y avait ceux développés par des gens venant de l’arcade, où il fallait bouger vite, viser juste, les héritiers de Defender, de Space Invaders, d’une certaine façon de Wolfenstein 3D et de Doom… Et de l’autre il y avait les descendants des jeux de rôle sur table, de Donjons et Dragons, dont découlent ensuite Ultima, Ultima Underworld, Thief, Deus Ex, Dishonored…

Dishonored 2 a aussi un peu de l’ADN de l’arcade, parce que c’est un jeu d’action, mais nous sommes plus intéressés par l’exploration, l’interprétation, l’interaction, les connexions, la création artisanale d’un monde vivant, crédible.

J’ai tellement de souvenirs d’Ultima Underworld ! Comme la fois où j’étais sur ce pont, dans cette cave sombre, que je me battais contre un gobelin qui me jetait des pierres. Une pierre m’a fait tomber du pont, jusque dans la rivière. Je n’arrivais pas à y croire : j’étais tombé jusque dans la rivière en dessous ! Ça ne m’était jamais arrivé dans un jeu vidéo. J’ai continué à progresser dans la rivière, je me suis hissé sur une rive boueuse, j’ai allumé une torche, j’ai sorti une plante de la boue avant de la manger et je suis resté assis au bord de cette rivière…

C’était magique. Je n’ai pas gagné de combat, je suis juste tombé d’un pont, et pourtant c’était beaucoup plus intéressant pour moi que de courir à fond, de réussir des sauts, ce genre de choses. Arcade ou jeu de rôle, les deux genres se valent, mais mon cœur penche tout de même pour le second.

Alors, vous êtes d’accord avec Serge Hascoët, d’Ubisoft, quand il dit que le futur du jeu vidéo n’est pas de raconter des histoires, mais de bâtir des mondes où le joueur peut s’inventer la sienne ?

Mon opinion sur le sujet, c’est qu’il est impossible de se passer d’une narration. Mais je comprends ce que veut dire Serge, et je pense comprendre ce vers quoi Ubisoft se dirige. Dans un jeu vidéo, comme je l’ai toujours dit, la base d’une histoire c’est « intrigue, personnages et univers ». L’univers est très important. Les personnages sont très importants. L’intrigue ? On peut la jeter aux orties. Parce que le joueur s’inventera toujours sa propre histoire.