Editorial du « Monde ». Jusqu’où ira Recep Tayyip Erdogan ? Le procès de neuf intellectuels turcs, dont l’écrivaine Asli Erdogan, qui s’ouvre jeudi 29 décembre à Istanbul, est une nouvelle manifestation de la dérive autoritaire et sécuritaire du président d’une Turquie de plus en plus éloignée de l’Europe. Il montre aussi à quel point l’obsession kurde de ce dirigeant, qui domine la scène politique turque depuis 2003, est devenue destructrice pour lui et pour son pays.

Auteure talentueuse de nouvelles traduites dans plusieurs langues, y compris en France chez Actes Sud, Mme Erdogan (dont l’homonymie avec le président est fortuite), détenue depuis le 17 août, risque la prison à perpétuité pour « atteinte à l’intégrité de l’Etat » et appartenance à une « organisation terroriste ». Le seul crime de cette intellectuelle de 49 ans, en réalité, est d’avoir critiqué le pouvoir dans un quotidien, Ozgür Gündem, accusé de soutenir le PKK, le mouvement armé de la rébellion kurde. Cinq des coaccusés d’Asli Erdogan sont en fuite, les trois autres ont été, comme elle, placés en détention. Les victimes de cette gigantesque purge déclenchée par le président Erdogan dans la foulée du coup d’Etat manqué du 15 juillet se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers : près de 40 000 personnes ont été mises en examen, sans compter celles qui ont été écartées de leur poste. Quelque 160 médias et plus de 500 associations ont été fermés.

Une offensive générale

La guerre en Syrie et ses conséquences régionales ont provoqué un durcissement de M. Erdogan à l’égard de la question kurde. Ce qui était essentiellement un problème interne, avec une communauté qui constitue de 15 % à 20 % de la population de Turquie, est devenu pour le président turc un problème régional, à partir du moment où les alliés occidentaux de la Turquie se sont appuyés sur les combattants kurdes syriens pour mener leur offensive contre l’organisation Etat islamique en Syrie.

La victoire kurde à Kobané, en Syrie, en janvier 2015, a aggravé son inquiétude de voir les mouvements kurdes de Turquie et de Syrie, unir leurs forces. En juin 2015, aux élections législatives en Turquie, le parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples) arrachait un score sans précédent de 13 % des voix, privant l’AKP de M. Erdogan d’une majorité absolue. Au cours de l’été, des insurrections déclenchées par le PKK dans des villes du sud-est de la Turquie ont accru la tension ; de nouvelles élections organisées en novembre 2015 n’ont pas réussi à annihiler l’influence du HDP.

La tentative de coup d’Etat du 15 juillet, que le président Erdogan a attribuée à son adversaire exilé aux Etats-Unis, Fethullah Gülen, a fourni l’occasion d’une offensive générale contre le mouvement politique kurde. Les dirigeants du HDP, qui avaient pourtant condamné le putsch, ont été démis de leur siège de député : les deux coprésidents du parti, de nombreux députés et maires sont à présent en prison.

Tournant le dos à l’Europe et à son allié traditionnel américain, le président turc noue aujourd’hui un partenariat avec la Russie et l’Iran à la faveur du conflit syrien. Il se trouve que la Turquie est membre de l’OTAN et du Conseil de l’Europe. Peut-elle prétendre l’oublier ? Mardi 27 décembre, M. Erdogan a accusé les Occidentaux de soutenir l’EI en Syrie. Si c’est un jeu destiné à impressionner la future administration américaine, parfaitement imprévisible, rien ne garantit qu’il ne se retournera pas contre le président turc lui-même.