COLCANOPA

Le ministère de la justice n’a plus droit à l’erreur en matière d’escorte de détenus. Il faut dire qu’il porte une responsabilité directe dans le grand bazar des extractions judiciaires qui a atteint un paroxysme en 2016 avec la libération de plusieurs personnes en détention provisoire… car personne n’était disponible pour les emmener au tribunal. En 2016, la presse régionale a chroniqué ces bourdes kafkaïennes jusqu’en décembre, où Le Parisien évoque un chauffard multirécidiviste libéré de la maison d’arrêt de Beauvais (Oise). La Nouvelle République a également rapporté que 87 % des demandes d’extractions de détenus faites en novembre par le parquet de Châteauroux (Indre) se sont vues opposer une « impossibilité de faire ».

On savait que la réforme destinée à confier à l’administration pénitentiaire l’escorte des détenus auparavant assurée par la gendarmerie et la police avait été mal calibrée. Quand, en 2010, Michèle Alliot-Marie, au ministère de la justice, et Brice Hortefeux, à l’intérieur, s’accordent sur ce transfert de missions, ils tablent sur un besoin d’effectif de 800 équivalents temps plein (ETP). Le nombre de surveillants affectés à ces missions, revu à la hausse en 2013 (1 200 ETP), est finalement doublé (1 650 ETP en 2017), mais le service apparaît totalement désorganisé ! Contrairement aux prévisions, le nombre d’extractions judiciaires augmente chaque année, et le recours à la visioconférence censée permettre d’honorer certains rendez-vous de procédure sans sortir le détenu de prison reste marginal.

Procès ajournés

Les problèmes viennent surtout d’un « défaut d’anticipation et de pilotage » au niveau du ministère de la justice et de « la faible prise en compte par l’administration pénitentiaire du caractère stratégique et inéluctable de la réforme ». Ces conclusions accablantes sont celles d’une mission d’inspection interministérielle demandée en mai par Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, et Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’intérieur.

Ce rapport, auquel Le Monde a eu accès, préconise, vu « l’urgence de la situation », une série de mesures drastiques dès le 1er janvier 2017. Le ministère de la justice, qui souhaitait conserver la confidentialité de ce rapport bouclé en octobre, temporise. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions, mais travaille à des décisions qu’il pourrait annoncer avant le printemps.

S’il reprend les recommandations formulées par l’inspection générale de l’administration et l’inspection des services judiciaires, M. Urvoas devrait annoncer la suspension provisoire du transfert des missions.Au vu de la pagaille décrite dans le rapport, on en oublierait presque qu’un tiers seulement des extractions judiciaires au niveau national a basculé dans le nouveau dispositif. La reprise des missions d’escorte à la gendarmerie et à la police s’étale jusqu’en 2019 par zones géographiques. En 2017, l’administration pénitentiaire est censée prendre en charge les secteurs des anciennes régions administratives Rhône-Alpes et Languedoc-Roussillon en mai, puis Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne en novembre avec des prisons aussi importantes que Lyon-Corbas, Béziers, Villepinte…

Facteur d’aggravation de la surpopulation carcérale

Dans les dernières régions à avoir basculé, comme la Bretagne, la pénitentiaire n’a été en mesure d’assurer qu’une extraction sur deux pendant les premiers mois. Au total, un quart des mouvements de détenus dans l’ensemble des régions concernées ont été affectés au premier semestre 2016.

Ce qui, dans le meilleur des cas, allonge les procédures avec des juges d’instruction contraints de reporter des auditions ou des confrontations et provoque l’ajournement de procès faute de prévenus dans le box des accusés. C’est aussi un facteur d’aggravation de la surpopulation carcérale avec des durées de détention provisoire qui s’allongent. Or les gendarmes appelés à la rescousse pour suppléer à « l’impossibilité de faire » de la pénitentiaire rechignent de plus en plus à désorganiser leurs propres missions pour des escortes qu’ils sont censés ne plus assurer.

En décidant sans concertation l’organisation de cette nouvelle mission, et notamment la localisation des équipes chargées des escortes, baptisées Pôles de rattachement d’extractions judiciaires (PREJ), l’administration pénitentiaire s’est mis tout le monde à dos. Les magistrats, bien placés pour exprimer les besoins en matière de convocation de détenus dans les tribunaux, et les gendarmes et policiers, dont l’expérience et le maillage territorial pouvaient aider à calibrer le dispositif. Résultat, la mission d’inspection conteste la « pertinence du schéma organisationnel retenu » tant sur le plan « opérationnel » que « managérial » et même « purement gestionnaire ». Elle recommande de redonner aux forces de sécurité intérieure, au moins jusqu’en juillet, les transferts de proximité, quand la maison d’arrêt et le tribunal sont voisins mais que les PREJ censés accompagner le détenu sont à une heure de route.

Accompagnement par trois voir quatre surveillants

Pour prendre la suite, la pénitentiaire devrait confier ces escortes à des surveillants des établissements concernés mais spécialement formés et armés. Les nouvelles équipes de sécurité pénitentiaire que le garde des sceaux a annoncées en octobre réuniraient ainsi les PREJ et des équipes locales. Une réunion de concertation avec les syndicats est prévue à la chancellerie fin janvier. Ce processus serait mis à profit pour gommer quelques aberrations réglementaires qui permettent par exemple d’avoir une escorte armée pour mener un détenu dangereux au tribunal, mais désarmée s’il s’agit de l’emmener à l’hôpital… Par ailleurs, la chancellerie pourrait décider de recourir aux réservistes de la pénitentiaire pour renforcer ces équipes.

Autre explication de la pénurie d’escortes, les surveillants n’hésitent pas à se mettre à trois voire quatre pour accompagner un détenu signalé non dangereux au tribunal, là où les gendarmes ou policiers menaient la mission à deux (dont le chauffeur). En décembre 2015, moins de 1 % des extractions étaient réalisées à deux surveillants malgré la recommandation d’une première mission interministérielle menée en 2012.

D’autres recommandations de cette mission n’ont guère été suivies d’effet. Pire, le moratoire de trente mois alors décidé (de janvier 2013 à juillet 2015) « n’a pas été mis à profit pour préparer la reprise des régions suivantes », note le rapport. Une mise en cause de la gestion de ce dossier par Christiane Taubira, alors garde des sceaux.