Jean-Michel Bertrand, cinéaste et réalisateur du film « La Vallée des loups », dans les Hautes-Alpes. | BERTRAND BODIN

Il est le premier, en Europe, à avoir filmé des loups sauvages dans leur environnement naturel. Pendant trois ans, de mars 2013 à juillet 2016, Jean-Michel Bertrand s’est mis en quête du superprédateur au cœur du massif des Ecrins (Hautes-Alpes), dans une vallée qu’il veut « garder secrète pour protéger les canidés qui l’occupent ». Une vaste aventure physique et psychologique que le documentariste de 57 ans, « depuis toujours amoureux de la vie sauvage », retrace dans La Vallée des loups, en salle mercredi 4 janvier. Dans ce film à petit budget – 700 000 euros – et réalisé avec une équipe réduite sur le terrain, Jean-Michel Bertrand est multi-casquettes : il filme, joue et fait la voix-off.

Pourquoi avez-vous choisi de tourner un documentaire sur le loup ?

Je suis né dans les Hautes-Alpes, dans une vallée très préservée, et j’ai toujours eu la passion du sauvage. J’ai quitté l’école à 16 ans pour filmer et photographier les animaux près de chez moi, mais les hasards de la vie m’ont fait réaliser des documentaires aux quatre coins du monde, en Mongolie, en Sibérie, en Chine ou encore en Irlande. C’était passionnant mais j’étais frustré à chaque fois que je partais en expédition. J’ai fini par tout arrêter, pour réaliser un film comme je l’entendais, Vertige d’une rencontre (sorti en 2010), dans ma vallée et sur un sujet qui me fascinait : les aigles. Je n’ai jamais été aussi mal financièrement mais aussi bien dans ma tête.

Le couple alpha que Jean-Michel Bertrand a réussi à filmer dans sa vallée. | BERTRAND BODIN

Une nuit, j’ai eu une révélation. Je me suis dit que les loups étant revenus en France depuis vingt-cinq ans, j’allais essayer de les trouver dans ma vallée, qui me paraissait ultrafavorable car immense, isolée et giboyeuse, située à 1 800 mètres d’altitude. Ce canidé, c’était le Graal pour moi, un être inaccessible, que j’associais au Grand Nord canadien, à la Mongolie. Certains l’avaient croisé, mais l’animal restait discret, très difficile d’accès.

Je voulais absolument filmer le vrai loup, le loup sauvage. J’ai du mal à comprendre l’intérêt de raconter le sauvage en filmant des animaux apprivoisés. Il n’y a pas de poésie, pas de magie, pas d’émotion.

De quelle manière s’est déroulée cette quête de trois ans sur les pas du canidé ?

Le loup m’a emmené bien au-delà de moi-même. Cela a été une aventure personnelle incroyable, un grand voyage philosophique. Il m’a donné beaucoup de temps pour m’ennuyer et me retrouver face à moi-même, pour questionner le rapport de l’homme à la nature.

J’ai débuté le documentaire en mars 2013 et vu mon premier loup relativement vite, en juin de la même année. Un coup de chance, alors que je bivouaquais. Le prédateur était devant moi, à une quinzaine de mètres. La rencontre n’a duré que quelques secondes, mais m’a conforté dans mes choix. J’étais euphorique. Le problème, c’est qu’après, j’ai passé une année sans les voir, jusqu’au 6 juin 2014.

Jean-Michel Bertrand relève une des caméras automatiques qu’il a posées à des endroits stratégiques de la vallée, pour tenter de capter les déplacements des loups. | BERTRAND BODIN

J’ai commencé à poser des caméras automatiques, qui se déclenchent au moindre mouvement, et à chercher les endroits les plus stratégiques dans la vallée. J’ai fini par voir apparaître les prédateurs sur l’écran et avoir la confirmation qu’ils étaient bien présents sur le territoire. L’hiver est arrivé et j’ai découvert des traces, trouvé des carcasses encore chaudes, mais sans jamais les voir directement car ils se déplaçaient de nuit. C’était comme un fantôme. J’ai fini par me demander si je n’avais pas peur de la rencontre.

Comment vous organisiez-vous d’un point de vue logistique ?

Je passais entre quatre jours et une semaine au bivouac. Mon instinct m’a poussé à me déplacer toujours aux mêmes horaires, ceux durant lesquels les loups bougent le moins – entre 10 et 16 heures – pour ne pas les surprendre et les faire fuir. J’avais ma routine : je suivais toujours le même itinéraire, en pissant aux mêmes endroits et en dormant sur les mêmes lieux, pour l’habituer à ma présence. Puis je redescendais dans ma ferme, pour me ravitailler en nourriture, recharger les batteries, et je remontais.

Le trajet durait cinq-six heures en hiver, un peu moins en été car on pouvait s’avancer en voiture. Je portais souvent 50 kg, entre le matériel de cinéma, celui de bivouac, l’eau et la nourriture, en deux trajets. Pendant trois ans, j’ai beaucoup plus dormi sous ma tente que dans mon lit.

Le cinéaste s’est équipé pour affronter le froid et les tempêtes de neige. Il avait choisi de ne pas faire de feu pour éviter d’être trop « intrusif ». | BERTRAND BODIN

J’ai suivi un rythme tranquille, sans me stresser. Le temps n’avait plus la même valeur. Malgré le froid, alors que j’avais choisi de ne pas faire de feu pour éviter d’être trop intrusif, je n’ai jamais vraiment souffert physiquement, car j’étais équipé et organisé. Ce sont davantage des doutes psychologiques qui m’ont travaillé. J’avais peur de ne pas réussir à filmer les loups.

Comment avez-vous finalement réussi à filmer la meute, après un an d’attente ?

Je crois que cela a été un coup de bol, ou plutôt de la chance provoquée. Fin avril 2014, j’ai vu des loups de jour sur une caméra automatique, ce qui était très rare. C’était une louve, avec des tétines. Les experts de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage m’ont confirmé que la tanière devait être très proche en cette saison. J’ai ramené tout mon matériel à cet endroit et préparé un bivouac. Dès le premier jour, la louve est sortie et dès le lendemain à l’aube, la meute était là. Je l’ai vue tous les jours pendant quasiment un mois.

Qu’avez-vous ressenti lors de la rencontre ?

Tout ce temps passé, ces doutes, ont été à la mesure de l’émotion que j’ai ressentie. C’est ultra-puissant, comme un coup de poing dans l’estomac. On sort de notre univers pour rejoindre le monde magique de la nature sauvage. D’ailleurs, les images sont ratées : elles tremblent, je n’arrivais pas à faire le point. Mais j’ai voulu les laisser dans le film, car elles sont empreintes d’une très grande charge émotionnelle. Les loups ont été une obsession, un fantasme.

Jean-Michel Bertrand veut garder sa vallée secrète, pour protéger les loups qui l’occupent. | BERTRAND BODIN

Qu’avez-vous appris sur leur mode de vie ?

La meute que je suivais était formée d’au minimum cinq loups : le couple alpha et trois jeunes de l’année d’avant. Dès le premier automne, des loups s’en vont, sont chassés par les adultes. Il y a beaucoup de dispersion. Car sur le territoire de la meute, qui fait environ 400 km2, il y a toujours le même nombre de loups, qui dépend des ressources en nourriture. J’ai aussi observé que les femelles marchent toujours en premier et décident de là où se rend la meute. Enfin, j’ai remarqué le côté besogneux du couple dominant : toute leur énergie passe à s’occuper des petits, pour faire en sorte qu’ils grandissent dans les meilleures conditions, comme chez nous ou beaucoup d’animaux.

Vous battez donc en brèche l’idée selon laquelle le loup pourrait être dangereux pour l’humain ?

On est vraiment dans une légende urbaine. Contrairement aux ours, on n’a jamais recensé d’attaque de loup sur un humain à notre époque – par le passé, des canidés enragés ont pu attaquer des hommes ou manger des cadavres sur les champs de bataille. Le loup a été accusé à tort de beaucoup de méfaits, contre lesquels il faut se battre. Les loups que j’ai rencontrés m’avaient repéré : ils me regardaient et pissaient au même endroit que moi. Mais jamais je n’ai ressenti d’agressivité de leur part.

Pour quelle raison avez-vous cessé de suivre et filmer le prédateur ?

J’aurais pu mettre la meute en danger, en leur laissant sentir que les hommes n’étaient pas dangereux. Pour mon plaisir personnel, j’aurais pu finir par me filmer avec un louveteau sur les genoux. Mais j’avais une responsabilité, j’ai préféré arrêter par moi-même. C’est pour cela que la vallée doit rester secrète. Ce n’est pas seulement une protection contre ceux qui en veulent aux loups que ceux qui les aiment, qui voudraient les voir au plus près et pourraient les déstabiliser.

Peut-on réussir une cohabitation entre humains et loups ?

Je suis persuadé que la cohabitation est possible et je connais des bergers qui y parviennent. Le loup a disparu de France pendant soixante-dix ans, et son retour en 1992 a déstabilisé les éleveurs. Mais certains sont dans le déni, ils refusent d’admettre que le loup est installé sur notre territoire. Toutefois, j’ai essayé de ne pas faire un film militant. Quand on parle de pro et anti-loup, cela m’agace. Est-ce que vous dites que vous êtes pro ou anti-orage ? Le loup est là, c’est une réalité et les solutions pour cohabiter avec lui existent. Le problème, c’est de savoir ce qu’on veut comme nature : une nature gérée par l’homme, ou une vraie nature sauvage, que l’on respecterait.