Vol AT 941, Rome-Casablanca. Je me suis rarement sentie aussi légère dans un avion. Ma valise est pleine de pâtes fraîches, de parmesan, de tomates séchées et de chaussettes Gammarelli – j’assume avoir un point commun avec François Fillon. Je rentre à Casablanca les yeux encore émerveillés par la Ville éternelle. Cette ville est stupéfiante. Même les pavés semblent avoir été touchés par la grâce. Il y a tout ce que j’aime dans cette ville. Le faste des églises, des vraies pâtes à la carbonara, d’immenses musées, des somptueuses statues et du bon vin blanc. Rome m’a émue encore plus cette fois.

Une chose m’a frappée : à Rome, la religion est partout. Des vierges aux fenêtres, des jésus crucifiés en bas-relief au croisement de certaines rues, des croix qui surplombent la ville, le son des cloches qui résonnent. Et puis le Vatican, la plus haute instance du catholicisme en plein milieu de la Ville éternelle. La religion est partout mais son poids ne se fait sentir nulle part. Et c’est ça qui m’émeut. C’est ça qui me manque au sud de la Méditerranée. La présence de la religion n’empêche pas de vivre de manière absolument laïque. Le pays des papes garantit, par l’article 8 de sa Constitution, « que toutes les confessions sont également libres devant la loi et donne aux confessions autres que le catholicisme le droit de s’organiser selon leurs propres statuts ».

« Nulle contrainte en religion »

Je n’ose même pas rêver de pareille situation dans un pays qui abriterait les lieux saints de l’islam. Comme le dit l’expression populaire, les Italiens ont « le pape à la maison », mais cela ne les empêche de vivre sans son poids. Paolo Sorrentino a d’ailleurs signé une série sublime, « The Young Pope », sans doute blasphématoire pour certains mais que personne n’a osé envisager d’interdire. Bien évidemment que certains ont dû avoir eu envie de sauter au plafond à la vue de Jude Law incarnant un Pie XIII sulfureux, accro au Diet Cherry Coke et se baladant dans Saint-Pierre clope au bec. Mais la liberté d’expression est sacrée, alors la série existe.

Du coup, je n’arrive toujours pas à me résoudre à comprendre pourquoi la liberté d’expression en terre d’islam se heurte à cette chape de plomb fabriquée par les hommes. Mon Dieu a 99 qualités immenses. Il est forcément plus grand que cette petitesse à laquelle les hommes veulent le réduire. Pourtant, le 256e verset de la sourate Al-Baqarah est clair : « Nulle contrainte en religion ». Mais ici, au moindre écart de conduite, les autoproclamés gardiens de la morale ressortent le même argument : « Ça ébranle la foi. » Je n’arrive même pas à comprendre comment on peut dire des absurdités pareilles. Ma foi en Dieu, justement parce qu’elle est sincère et intime, ne saurait être ébranlée par quoi que ce soit d’extérieur à moi. C’est ma foi en l’humanité que les barbus risquent d’entacher.

Femmes fantômes

Ce matin, le ministère de l’intérieur marocain a publié une circulaire plutôt surprenante : « La fabrication et la commercialisation du niqab sont interdites dans toutes les villes et localités du royaume. » Ma première réaction est forcément de me réjouir. Je reconnais que les femmes fantômes m’angoissent. Mais, assez vite, mes convictions me rattrapent, je me ressaisis. Je suis viscéralement attaché aux libertés individuelles. L’Etat n’a pas le droit de légiférer sur une tenue vestimentaire. L’Etat n’a pas à me dire ce que je dois porter ou non. Chacun a le droit de s’habiller comme il veut. Chacun a le droit d’avoir les cheveux lâchés, teints en bleu ou couverts d’un foulard. Imposer un uniforme, que ce soit un voile, une minijupe ou un tailleur Chanel est l’apanage des dictatures. Mais pourtant, je serais malhonnête et me mentirais à moi-même si je me contentais de considérer le port du niqab comme une liberté individuelle comme une autre. Non, le niqab n’est pas un vêtement comme un autre.

D’ailleurs de quoi le niqab est-il le nom ? Je suis une fervente défenseuse de la liberté. Cependant, je suis également convaincue par le bien-fondé de l’adage qui affirme que « la liberté des uns s’arrête là où commence celle d’autrui ». Or ce vêtement m’insulte et me nuit. Oui, je me sens insultée quand je croise une femme en niqab. Je me sens insultée parce que cette personne me dit que je suis indigne de voir son visage. Et de quel droit me juge-t-elle de cette manière ? Je me sens insultée parce que, par ce bout de tissu, cette femme refuse de se montrer à moi et refuse, a priori, tout contact avec moi. Levinas affirmait que « la dimension du divin s’ouvre à partir du visage humain ». C’est la singularité de chaque visage qui inspire le respect. C’est en voyant l’autre que le lien social peut se créer. Le vivre ensemble commence par le sourire.

Alors, je ne sais pas, pour être honnête, si je suis pour ou contre une loi qui interdirait le port du niqab. Mais je suis absolument sûre d’être contre le niqab, contre ce qu’il raconte, contre le modèle de société qu’il défend. Le niqab rejette l’autre et par là même rejette la société. Ce n’est définitivement pas un vêtement comme un autre.

Et puis pourquoi les hommes veulent-ils cacher les femmes ? Sommes-nous dangereuses à ce point ? Je me regarde dans le miroir : mes cheveux en pagaille, mes bras nus et mes Stan Smith sont-ils indécents ? Je ne crois pas. Et que celui qui pense le contraire aille prendre une douche. Je ne me sens pas indécente.

« Une restriction imposée »

Bien évidemment, de leur côté, les salafistes n’ont pas attendu bien longtemps pour réagir. Hassan Kettani, prédicateur à la barbe bien large et aux idées bien étroites, a sorti l’argument très facile du « deux poids, deux mesures ». Il a crié au scandale et dénoncé le fait qu’on permette « aux femmes de se vêtir selon la dernière mode européenne et en les empêchant de s’habiller selon la mode orientale est une restriction imposée à une partie importante de la société marocaine ». Je trouve le raisonnement simpliste et de mauvaise foi. Non, le niqab n’est pas un vêtement comme un autre. Et dire qu’il s’agit d’une mode est un aveu aberrant. Cacher son visage n’est pas un acte anodin.

Pour finir ma journée sur une note plus douce, je vais à une projection de documentaire. Le film s’appelle Shakespeare à Casablanca et pose la question de l’amour au Maroc. La caméra de la talentueuse Sonia Terrab suit une troupe de théâtre qui répète Le Songe d’une nuit d’été. On y voit une bande de jeunes gens aussi beaux que touchants parler d’amour, de désir et de rêves. Le théâtre leur a offert un espace de liberté que la société ne leur offrait pas de manière évidente.

Pendant une heure, j’ai vu cette ville dans laquelle j’ai grandi avec un regard totalement inédit et plein de tendresse. Je sors du cinéma et me sens comme sur un nuage. Mon amoureux glisse sa main dans la mienne. On se promène dans cette ville dans laquelle je ne marche quasiment jamais. Un jeune homme assis sur un tabouret de fortune qui a bricolé un ampli joue des accords sur sa guitare. Il chantonne des airs de flamenco. Autour de lui, assez vite nous sommes près d’une centaine. Des hommes, des femmes, des jeunes amoureux et des vieux rêveurs, des visages souriants. Un doux parfum de liberté parfume l’air pollué du centre-ville. Je me sens pleine d’espoir.

Fatym Layachi est comédienne et metteur en scène marocaine. Elle a notamment tourné dans Marock de Laïla Marrakchi (2005), Un film de Mohamed Achaour (2011), Femme écrite de Lahcen Zinoun (2012), La Fleur d’Aghmat de Farida Bourkia (2013) et The CEO de Kunle Afolayan (2016).