Brièvement garde des sceaux, Pierre Arpaillange, qui est mort le 11 janvier à Cannes, à l’âge de 92 ans, fut surtout un grand magistrat. Fin politique, il se distingua tôt de ses pairs par son aptitude à juger des hommes et des circonstances. Une carrière à la mesure de ses talents l’attendait. Elle le conduisit du tribunal d’Orléans, où il débuta comme juge suppléant, à la tête du ministère de la justice puis à la première présidence de la Cour des comptes.

Brillant parcours pour ce fils d’instituteur et d’institutrice, né le 13 mars 1924 à Carlux (Dordogne). Au cœur du Périgord noir dont sa voix, empreinte d’une invariable courtoisie, avait gardé le phrasé.

Pierre Arpaillange a 18 ans lorsqu’il entre dans la Résistance. En 1949, le voilà magistrat. Magistrat de cabinet plus que de prétoire. Tel est son talent. De bonne heure, il occupe des fonctions de confiance et de pouvoir : secrétaire général du parquet de la cour d’appel de Paris puis de la Cour de cassation, au début des années 1960.

Poste de vigie

En peu de temps, il est devenu un fin connaisseur de la machinerie judiciaire, de ses arcanes et de ses coteries. Un collaborateur obligé auxquels trois gardes des sceaux gaullistes feront appel pour diriger leur cabinet : Jean Foyer, Louis Joxe et Jean Taittinger. Il est aussi, de 1968 à 1974, l’immuable directeur des affaires criminelles et des grâces, la direction du ministère de la justice chargée de la politique pénale. C’est là qu’aboutissent les affaires sensibles, les dossiers « signalés » dont les parquets ont la charge. A ce poste de vigie, Pierre Arpaillange fait merveille, à sa manière à lui, sans avoir l’air d’y toucher.

Georges Pompidou lui sait gré de son attitude lors de l’affaire Markovitch, un assassinat sur fond de soirées échangistes auxquelles, prétend la rumeur parisienne, aurait été mêlée l’épouse de l’ex-premier ministre. Le directeur des affaires criminelles fait tout ce qui est en son pouvoir pour circonscrire l’incendie. Georges Pompidou le sait. Elu président de la République, il volera au secours de Pierre Arpaillange, en 1972, lorsque celui-ci se fera rappeler à l’ordre par le ministre de la justice, René Pleven, après la publication par Le Monde d’un projet de réforme de la justice pénale élaboré à la direction des affaires criminelles.

Un projet de réforme justice pénale qui fait référence

Longtemps le « rapport Arpaillange », dont René Pleven a pris ombrage et Georges Pompidou la défense, fera référence. Il prône une indépendance accrue des magistrats ; suggère le rattachement de la police judiciaire au ministère de la justice ; se prononce contre les courtes peines d’emprisonnement ; et plaide pour l’humanisation de l’univers carcéral.
Enrichi d’autres réflexions de l’ancien directeur des affaires criminelles, le « rapport Arpaillange » paraîtra en librairie en 1980 sous le titre La Simple justice (Julliard).

Georges Pompidou disparu, Pierre Arpaillange refuse le poste de directeur de cabinet que le nouveau garde des sceaux, Jean Lecanuet, lui propose. Laïque convaincu, il craint la collaboration avec un démocrate-chrétien. Faute de mieux, il part à la chambre sociale de la Cour de cassation où il reste sept ans.

Son ascension reprend après la victoire de la gauche. Il est procureur général de Paris (1981-1984) puis procureur général près la Cour de cassation (1984-1988). François Mitterrand ne lui a pas tenu rigueur d’avoir été le directeur de campagne de Marie-France Garaud, une proche de Georges Pompidou, lors de la présidentielle de 1981.

Le gaulliste passé au pompidolisme est devenu mitterrandien. Son tempérament de radical-socialiste n’y trouve rien à redire. François Mitterrand lui remet lui-même les insignes de grand officier de la Légion d’honneur. Et le nomme garde des sceaux en mai 1988.
C’est un choix personnel. Pas celui de Michel Rocard, le chef du gouvernement, qui a objecté qu’« un professionnel du secteur fait en général un mauvais ministre ».

Ambitions rognées

L’incompréhension était inévitable entre le virtuose de la chose judiciaire et le ludion de la « deuxième gauche ». Souvent le garde des sceaux se sent en porte-à-faux. Surtout lorsqu’il a à défendre des décisions imprudentes prises au-dessus de sa tête, comme l’amnistie du financement occulte des partis politiques.

Au Palais-Bourbon, il doit affronter une opposition qui profite de son inexpérience de débatteur. Elle se déchaîne lorsque la chancellerie décide de mettre fin à l’isolement, dans leurs cellules, des terroristes d’Action directe. Et ne lui fait pas davantage de cadeaux quand se multiplient des grèves de surveillants de prison.

Vingt-huit mois garde des sceaux. C’est court pour faire de la justice, selon les louables intentions de Pierre Arpaillange, « un grand service public ». Le document sur le sujet qu’il soumet en novembre 1988 au conseil des ministres a les accents humanistes du fameux « rapport Arpaillange » de 1972. Mais on y lit en creux les ambitions rognées, tant l’institution judiciaire, qu’il connaît si bien, sait se dérober au changement.

Lorsque Pierre Arpaillange quitte la chancellerie en octobre 1990, François Mitterrand le nomme premier président de la Cour des comptes. Il a 66 ans et n’occupera le poste que vingt-six mois, jusqu’à la retraite. Le temps lui manque pour imposer ses vues, lui qui n’est pas du sérail. Mais il continue de faire preuve, rue Cambon, des qualités qui ont toujours été les siennes, mélange de doigté et de fermeté au service d’une grande cause, la justice et le droit.

Dates

13 mars 1924 Naissance à Carlux (Dordogne)

1968-1974 Directeur des affaires criminelles et des grâces

1981-1984 Procureur général de Paris

1984-1988 Procureur général près la Cour de cassation

1988-1990 Ministre de la justice, garde des sceaux

1990-1993 Premier président de la Cour des comptes

11 janvier 2017 Mort à Cannes (Alpes-Maritimes)