Contrairement au reste de l’Afrique, le Sahel, ainsi que quelques pays d’Afrique centrale, continue de voir sa population augmenter massivement. Le Niger détient même le record mondial de fécondité. A moyen terme, rien ne permet d’entrevoir un renversement de tendance. Cette région pauvre et déstabilisée par la poussée de mouvements djihadistes deviendra un des principaux moteurs de la croissance démographique mondiale à l’horizon de la fin du XXIe siècle, selon les projections de la division de la population des Nations unies.

Démographe rattaché au Ferdi (Fondation pour les études et recherches sur le développement international), Michel Garenne a analysé en détail la situation des six pays francophones, Sénégal, Mauritanie, Burkina Faso, Mali, Niger, Tchad, qui se partagent cette étendue de plus de 5 millions de kilomètres carrés. Il pointe l’échec des politiques de population menées jusqu’à présent et met en garde contre une « situation insoutenable », dont l’une des conséquences sera la migration de plusieurs dizaines de millions de personnes. A l’heure où l’Union européenne entend répondre au problème migratoire par plus de développement, le chercheur exhorte à ne plus laisser la question démographique de côté.

Le ralentissement de la croissance démographique est à l’œuvre partout en Afrique, sauf au Sahel et dans quelques pays d’Afrique centrale. Pourquoi ?

Les dirigeants de ces pays n’ont jamais considéré que maîtriser la croissance de la population était réellement important. Le développement devait permettre de régler tous les problèmes. Ce discours était, il est vrai, en vogue dans beaucoup de pays du Sud dans les années 1970. L’Algérie, au nom des pays non alignés, déclarait à la conférence mondiale sur la population de Bucarest en 1974 que « la meilleure pilule, c’est le développement ». Dix ans plus tard, les Algériens ont fait marche arrière et adopté un grand programme de planning familial. Pas les pays du Sahel, où tout ce qui a été entrepris a eu peu de portée. En particulier dans les zones rurales, où se concentre aujourd’hui l’explosion démographique, avec 6 à 8 enfants par femme en moyenne.

Les Américains, comme ils l’avaient fait vingt ans plus tôt avec succès en Amérique latine et en Asie, ont essayé, dans les années 1980, de promouvoir des politiques de contrôle des naissances. Mais la crise économique et les plans d’ajustement structurel ont conduit à abandonner les efforts.

Les projections des Nations unies, qui tablent sur une multiplication par six de la population du Sahel d’ici à 2100, vous paraissent-elles solides ?

Aucun de ces pays ne dispose de registre d’état civil. Toutes les données proviennent donc de recensements et d’enquêtes de terrain. Les Nations unies reconnaissent elles-mêmes la faiblesse de ces sources, en particulier pour les migrations. Quoi qu’il en soit, la tendance est là et, en matière de démographie, il faut cinquante ans pour changer de cap. Les six pays sahéliens sont sur une trajectoire qui va porter leur population de 89 millions en 2015 à 240 millions en 2050, puis à 540 millions en 2100. A cet horizon, le Niger à lui seul abriterait plus de 200 millions de personnes, contre une quinzaine aujourd’hui. Imagine-t-on que le Sahel sera à l’origine d’un tiers de la croissance de la population mondiale ? Le Sahel est une bombe démographique.

Le fait que le Sahel soit souvent perçu comme un espace sous-peuplé joue-t-il un rôle dans cette inertie ?

Certainement. Mais ce qui était vrai il y a cinquante ans ne l’est plus aujourd’hui. Les contraintes de l’environnement sont sévères, car le climat est aride ou semi-aride, les sols peu fertiles. De nombreux terroirs sont déjà arrivés à saturation. La rivalité entre les éleveurs et les agriculteurs s’est intensifiée, les conflits se multiplient, notamment au Burkina Faso et en Mauritanie. L’arrivée de grands investisseurs qui achètent des superficies importantes exacerbe ces tensions. Heureusement, au Niger, où la situation démographique est la plus critique, il reste encore des terres arables à conquérir. Il ne faut pas penser toutefois que cela suffira. Il n’y aura pas assez de place et de ressources pour tout le monde.

En 1975, l’Afrique du Sud avait calculé qu’au-delà de 80 millions d’habitants, elle devrait faire face à de sévères problèmes de ressources en eau. C’est pour cela qu’elle a adopté son programme de planning familial. Elle a anticipé sur les cent ans à venir et c’est ce qu’il fallait faire.

La situation du Sahel n’est pas comparable à celle de l’Afrique du Sud.

Seule la dispersion de la population sur de vastes territoires rend les choses plus difficiles. Mais nous savons comment faire : la technique la plus efficace et éprouvée partout dans le monde est de donner accès à la contraception aux femmes en leur rendant visite chaque trimestre dans leur village ou en les convaincant de se rendre au centre de santé le plus proche. En Afrique, le Kenya, le Ghana, le Zimbabwe ou Madagascar, pour ne citer que quelques pays, ont réussi à le faire. Même dans un pays en ruine, dès qu’on s’occupe des femmes, qu’on leur donne le choix, les résultats sont là.

Le faible degré d’éducation n’aide pas mais ce n’est pas un facteur insurmontable. Le Bangladesh est parvenu à faire chuter son taux de fécondité de femmes non éduquées, dominées par leur mari dans des structures patriarcales très dures et très islamisées. L’islam [tous les pays de la région sont majoritairement musulmans, à l’exception du Burkina Faso] n’est pas un handicap. Ainsi, en Iran, le régime des ayatollahs a fait mieux que celui du chah et a induit une transition démographique très rapide.

Faute d’agir, que se passera-t-il ?

Il suffit de regarder ce qui se passe déjà : les gens partent. Dans l’Histoire, la surpopulation a toujours été résolue de la même façon : départs, guerres, famines, épidémies. L’expérience européenne peut être ici rappelée. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, près de 50 millions de personnes migrèrent massivement vers les Amériques pour des raisons similaires aux migrations sahéliennes. Il faut se souvenir de la forte crise alimentaire en Irlande avec ce qu’on a appelé « la famine de la pomme de terre ». Mais la situation était différente : les Amériques avaient besoin de main-d’œuvre pour leur développement et ont donc favorisé les migrations de travail, sans parler du fait que les populations de départ et d’arrivée étaient de même culture européenne et de même religion chrétienne. Aujourd’hui, les frontières se referment partout. En Afrique du Sud, le pays le plus riche du continent, des mouvements anti-immigrés existent déjà. Où vont aller ces gens ?

Entre 3 et 5 millions de personnes ont quitté le Sahel depuis les indépendances. Elles seront probablement autour de 40 millions d’ici à la fin du siècle. Cela pose des problèmes d’une autre échelle qu’il va falloir gérer. Pourtant, les pays occidentaux et l’Europe en particulier, qui est susceptible d’en accueillir un grand nombre, font comme si le sujet n’existait pas. Mettre en place des politiques de planning familial devrait pourtant être une des priorités. Parler de développement durable en continuant à mettre de côté la question démographique est juste insensé.