Une famille de migrants voulant traverser l’Europe est arrêtée par la police hongroise, à Bicske (à l’ouest de Budapest), le 3 septembre 2015. | ISTVAN BIELIK / AFP

La vague de terrorisme islamiste qui a frappé plusieurs pays d’Europe depuis deux ans est parvenue à fragiliser le socle des valeurs qui faisaient sa force et son unité. Tel est le constat alarmant dressé mardi 17 janvier par Amnesty International à l’issue d’une enquête menée sur deux années d’évolution législative dans quatorze pays de l’Union européenne (UE).

« On est en train de démanteler pierre par pierre tout l’édifice de protection des droits de l’homme qui a été bâti depuis la seconde guerre mondiale », a affirmé John Dalhuisen, le directeur Europe et Asie centrale de l’association de défense des droits de l’homme, lors d’une conférence de presse, à Paris.

Si la France, pays le plus durement touché par les attentats terroristes en 2015 et 2016, est le seul membre de l’UE à avoir instauré un état d’urgence et à déroger ainsi officiellement à la Convention européenne des droits de l’homme, de nombreux pays ont renforcé leur arsenal policier et de surveillance. Le rapport d’enquête a recensé une « avalanche de lois (…) adoptées à un rythme effréné » qui a « sapé les libertés fondamentales ».

La menace terroriste aurait ainsi provoqué une inversion de raisonnement chez les Européens : « L’idée selon laquelle le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits a laissé la place à l’idée que les gouvernements doivent restreindre les droits pour assurer la sécurité », note l’organisation non gouvernementale internationale (ONGI), qui considère que le chemin emprunté par les pays européens face au terrorisme est « dangereux ».

Surveillance, accès et collecte de données personnelles

Certains pays comme le Royaume-Uni avaient commencé dès le début des années 2000 à durcir leur législation, notamment à la suite des attentats du métro de Londres en 2005. Mais cela ne les a pas mis à l’abri de la vague sécuritaire actuelle. Ainsi, une loi approuvée en novembre 2016 par le Parlement britannique « instaure des pouvoirs de surveillance parmi les plus radicaux de l’Union européenne, et même du monde », constate l’organisation.

Ce texte autorise des interceptions de communication en masse, l’accès et la collecte de données personnelles, y compris en dehors des frontières britanniques. Cette loi, qui autorise également de pirater des équipements, est « dénuée de mécanisme de contrôle indépendant délivrant les autorisations ». La loi française de juillet 2015 sur le renseignement, elle aussi critiquée en son temps par Amnesty international, dispose au moins de mécanismes de contrôle.

Manifestation à Francfort-sur-le-Main (Allemagne), le 30 mai 2015, contre les caméras de surveillance et les activités d’espionnage de l’agence de renseignement américaine NSA et de son partenaire allemand BND. | FRANK RUMPENHORST / AFP

Alors que le scandale révélé en 2013 par Edward Snowden au sujet de la surveillance de masse opérée par la NSA aux Etats-Unis aurait pu conduire les Européens à la prudence, des lois facilitant l’usage d’écoutes généralisées par les services de renseignement ont été adoptées aux Pays-Bas, en Pologne ou en Autriche. Même l’Allemagne, jusqu’ici plus hermétique aux surenchères sécuritaires, a élargi les pouvoirs d’écoutes de ses services par des lois de 2015 et d’octobre 2016, bien avant l’attentat meurtrier de Berlin (le 19 décembre).

L’un des constats frappants de ce rapport est que les lois qui restreignent certaines libertés ou droits fondamentaux, comme la liberté d’expression, le droit à la vie privée ou la liberté d’aller et venir, ont été portées par des gouvernements modérés.

M. Dalhuisen analyse l’étonnante facilité avec laquelle certains pays, en particulier la France, acceptent de remettre en cause les droits de l’homme comme étant la conséquence de relations compliquées avec les populations issues de l’immigration ou musulmanes. « Tant que l’on considère que les mesures antiterroristes sont des mesures pour d’autres personnes, on peut restreindre les libertés beaucoup plus facilement », s’inquiète-t-il.

« Réaction molle » des institutions européennes

La liberté d’expression est loin d’être épargnée. Dès 2014, la France fait passer, de la loi sur la presse au code pénal, le délit d’« apologie du terrorisme » afin d’en renforcer la répression. Ce qui s’est produit avec plusieurs centaines de procédures, y compris contre des mineurs. La loi du 3 juin 2016 condamne également la consultation « habituelle » de sites djihadistes. L’ONGI s’inquiète d’infractions pénales « définies en termes vagues » et donc susceptibles d’entraver la libre circulation des idées.

L’Espagne et le Royaume-Uni parlent de « glorification du terrorisme », tandis que l’Allemagne évoque la « promotion du terrorisme ». « Chacun a le droit d’avoir une opinion (…) et d’exercer de manière pacifique son droit à la liberté d’expression », croit devoir rappeler l’ONG.

Alors que la Convention européenne des droits de l’homme « est menacée » et que « certains discours sont contraires aux principes fondateurs de l’UE », le directeur d’Amnesty international déplore la « réaction molle » des institutions européennes. La France aurait à cet égard exercé une mauvaise influence sur ses voisins, encourageant par exemple la criminalisation de l’apologie du terrorisme, ou désinhibant certains pays à l’égard de mesures de l’état d’urgence comme les assignations à résidence.

Alors que plusieurs pays ont modifié leur Constitution afin de pouvoir décréter plus facilement un état d’urgence (Hongrie et Pologne), la possibilité de restreindre la liberté d’aller et venir d’une personne sans contrôle judiciaire se banalise. Entrées dans le droit français à la faveur de la loi du 3 juin 2016, ces mesures coercitives extrajudiciaires à l’égard de personnes simplement soupçonnées, et pas nécessairement poursuivies par la justice, ont été votées en Hongrie et sont débattues aux Pays-Bas.

Surtout, observe l’ONGI, ces mesures mettent à mal les principes de non discrimination alors que les réfugiés, migrants et musulmans, ou supposés tels, sont pris pour cible.