Une photo de Rémi Fraisse devant un lycée parisien, le 6 novembre 2014. | AFP/KENZO TRIBOUILLARD

C’est une tache au bilan de la gauche. Mais elle pourrait s’effacer en même temps que s’achève le quinquennat, sans que toute la lumière ait été faite sur la façon dont le drame s’est produit, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, sur le site du projet de barrage de Sivens (Tarn). D’après nos informations, les deux juges toulousaines saisies de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse ont communiqué leur dossier au procureur de la République, le 11 janvier, afin qu’il prenne ses réquisitions. Procédure préalable à la clôture de l’instruction, dont la famille du militant écologiste, décédé à l’âge de 21 ans, craint qu’elle ne débouche sur un non-lieu.

Les deux années d’enquête n’ont en tout cas mené jusqu’à présent à aucune mise en examen. Le gendarme auteur du tir de grenade offensive dont l’explosion a causé la mort de Rémi Fraisse a été placé sous le statut de témoin assisté en mars 2016 et interrogé une seule fois par les juges. Le préfet du Tarn de l’époque n’a pour sa part jamais été entendu par celles-ci.

Demandes d’actes d’enquête

Son rôle, en tant que responsable du dispositif de maintien de l’ordre, est pourtant central. Dans un avis publié le 1er décembre, le défenseur des droits considérait ainsi que « le manque de clarté des instructions données aux militaires déployés sur la zone » et « l’absence de toute autorité civile au moment du drame » avaient « conduit les forces de l’ordre à privilégier (…) la défense de la zone, sur toute autre considération, sans qu’il soit envisagé à aucun moment de se retirer ». Ce soir-là, 23 grenades offensives ont été employées par les gendarmes mobiles.

D’après nos informations, la famille de Rémi Fraisse devait déposer deux plaintes mercredi 18 janvier. L’une pour homicide involontaire à l’encontre du préfet, Thierry Gentilhomme, et de son chef de cabinet, Yves Mathis – cette plainte vise également un gendarme, chef de l’enquête sur la mort du militant, qui est accusé de subornation de témoins.

La seconde plainte est déposée à l’encontre de trois gendarmes, dont l’auteur du tir mortel de grenade, pour faux témoignages, du fait de contradictions apparues dans leurs différentes auditions. « Nous souhaitons que cette affaire ne soit pas enterrée, explique Jean-Pierre Fraisse, le père de la victme. Nous espérons encore que la justice en France est capable de faire éclater la vérité. Mais nous commençons à en douter. »

La famille, comme elle peut le faire jusqu’à la clôture de l’instruction, devait également déposer mercredi plusieurs demandes d’actes d’enquête auprès des juges toulousaines. « Jusqu’à présent, toutes nos demandes ont été refusées », explique l’avocat de la famille Me Alimi. Certains actes ont finalement été réalisés par les juges, d’autres pas, tels que l’organisation d’une reconstitution ou l’audition de l’ancien préfet. « Depuis le début, on sent bien que le contexte local est pesant, et on pense que ça ne permet pas une instruction sereine et complète », explique Jean-Pierre Fraisse.

La plainte déposée à l’encontre du préfet et de son directeur de cabinet vise à changer la donne. Elle se prévaut notamment d’un enregistrement audio récemment porté à la connaissance de la famille Fraisse et que Le Monde a pu écouter. Il s’agit d’une conversation qui a eu lieu le 20 octobre 2014, cinq jours avant la mort de Rémi Fraisse, et à laquelle ont notamment participé le préfet, son directeur de cabinet et plusieurs élus, parmi lesquels la députée EELV Cécile Duflot. Cette dernière met en garde le préfet : « J’ai des inquiétudes sur quelque chose qui pourrait arriver. »

« Instructions floues »

La situation sur le site de Sivens est alors particulièrement tendue. Le chantier a débuté depuis début septembre, tandis que le dialogue est totalement rompu depuis près d’un an entre les opposants au projet et la préfecture. Sur le site, des militants se plaignent que les gendarmes mettent le feu à leurs affaires et, le 7 octobre, une jeune femme de 25 ans, Elsa Moulin, a été grièvement blessée à la main en ramassant une grenade jetée à l’intérieur d’une caravane par un gendarme.

La députée insiste auprès du préfet : « On risque le dérapage à tout instant. Je pense que la grenade qui a été lancée dans la caravane, ça peut être très grave (…). Monsieur le Préfet (…) il faut que ça s’arrête (…) même au pire moment, à Notre-Dame-des-Landes, ça n’est jamais arrivé. » Au cours de la conversation, le préfet dit vouloir « faire baisser la pression ».

Son directeur de cabinet fait pourtant état de considérations qui traduisent une lecture pour le moins surprenante de la situation : « Il y a des personnes qui clairement se rattachent à la mouvance islamiste radicale, assure-t-il. J’ai été accueilli au cri de “Allahou akbar” par des gens qui portaient manifestement un drapeau de l’Etat islamique. »

Interrogée aujourd’hui, Mme Duflot se souvient : « Je n’avais jamais vu ça, la situation n’était pas du tout gérée, il n’y avait aucune stratégie de désescalade, aucune réunion de dialogue… Le lendemain, j’alerte tout le monde par SMS, notamment le président de la République. Je les préviens que je suis très inquiète vis-à-vis de la manifestation prévue le samedi [un rassemblement d’opposants], et que je suis choquée par ce que j’ai vu des méthodes des gendarmes, et que les conditions sont réunies pour que ça se passe mal. »

« Contradictions et omissions »

Ainsi que Me Alimi le fait valoir dans la plainte qu’il entend déposer, la famille de Rémi Fraisse considère que le préfet était informé « de la gravité de la situation sur place ». Pourtant, il n’était pas présent sur les lieux et se serait contenté de donner « des instructions floues, incomprises par les unités opérationnelles ». Cette « série de négligences et d’imprudences » constitue, aux yeux de Me Alimi, « une faute caractérisée d’une particulière gravité ».

Dans sa plainte, la famille Fraisse vise également le capitaine de gendarmerie Jean-Luc M., chef de l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse, pour des faits de subornation de témoins. Certains auraient délibérément été ignorés, d’autres « malmenés », au point de faire état d’une « crainte à s’exprimer ». La seconde plainte, déposée cette fois au tribunal de grande instance de Paris, dénonce des faux témoignages qu’auraient commis trois gendarmes. Lors de leurs différentes auditions, « ces derniers ont dénaturé la nature des faits à base de contradictions et d’omissions, de façon intentionnelle », argumente Me Alimi.

Le gendarme Jean-Luc A. dit par exemple, dans une première audition, qu’il a « donné l’ordre au chef J. de jeter une grenade ». Un mois plus tard, il rectifie : « Ce n’était pas un ordre direct (…); il n’y a pas de consigne donnée ». Quant à l’auteur du tir, Jean-Christophe J., il évolue également dans ses déclarations, notamment à propos des précautions prises avant de lancer la grenade ou des sommations effectuées. Pour Me Alimi, déterminé à ne négliger aucune responsabilité, il s’agit d’une « altération volontaire de la vérité ».

Un gendarme mis en examen dans l’autre affaire de grenade à Sivens

Le gendarme auteur d’un tir de grenade qui a grièvement blessé à la main, le 7 octobre 2014, une jeune militante de 25 ans sur le site de Sivens (Tarn), a été mis en examen mardi 17 janvier, par un juge d’instruction du tribunal de grande instance de Toulouse. Ce sous-officier est mis en cause pour des faits de violences, avec la circonstance aggravante qu’ils ont été commis avec arme et par personne dépositaire de l’autorité publique.

Le militaire avait jeté une grenade de désencerclement…