Un sans-abri dort sur une bouche d’aération du chauffage de la ville, à Paris, le 16 janvier. | MARTIN BUREAU / AFP

Installé sur une bouche d’aération du chauffage urbain de Paris, vêtu d’un simple coupe-vent, d’un jean et d’un bonnet, Jafar attend. Il doit rappeler à 14 heures le 115 pour savoir si, le soir venu, il dormira au chaud. Le Soudanais de 44 ans a peu d’espoir. Arrivé à Paris six mois plus tôt, il n’a jamais obtenu de place d’hébergement d’urgence. La mine défaite, il montre son téléphone portable : depuis son réveil ce mardi 17 janvier, il a composé 63 fois le numéro d’urgence destiné aux personnes sans abri.

Jusqu’à la semaine dernière, Jafar passait la nuit sous sa tente. Mais il raconte que des policiers la lui ont confisquée sans explication, des méthodes dénoncées au début de janvier par l’ONG Médecins sans frontières. Depuis, il ne dispose plus que de deux couvertures pour se protéger de la vague de froid qui touche le pays. Mardi, les températures parisiennes affichaient − 3 °C à − 4 °C. Mercredi, avec le vent, la température ressentie est de − 9 °C à − 10 °C dans la capitale. « Pour la première fois, j’ai vu de la glace ce matin en me réveillant », confie Jafar, qui ne quitte plus, jour et nuit, la bouche d’aération où il a trouvé refuge, quai d’Austerlitz, dans le 13e arrondissement.

« Paris manque cruellement d’hébergements d’urgence »

En prévision du froid, le gouvernement a mis en place un « pilotage national quotidien » pour anticiper les besoins. Un « bilan quotidien » est établi par les préfets. Les autorités ont également ouvert « des places exceptionnelles » d’hébergement et renforcé les effectifs, notamment ceux de la sécurité civile, des forces de l’ordre et des sapeurs-pompiers. Le ministre de l’intérieur a assuré que le 115, régulièrement saturé, serait « dimensionné » pour répondre aux nombreux appels. Selon les chiffres fournis par la Fédération des acteurs de la solidarité (Fnars), seule une personne sur deux ayant contacté le SAMU social en 2015 avait obtenu un hébergement d’urgence.

« De nombreuses personnes qui appellent le 115 le font effectivement en vain », reconnaît Sandy Esquerre, responsable du bureau de l’urgence sociale et de l’insertion au centre d’action social de la ville de Paris, qui rappelle que 300 places supplémentaires ont été créées par la ville pour faire face à la vague de froid annoncée.

Tout au long de l’année, 10 000 places d’hébergement sont prévues pour les personnes sans abri, auxquelles s’ajoutent 1 200 places durant l’hiver. « Paris manque cruellement d’hébergements d’urgence. Nous faisons tout notre possible pour en ouvrir davantage. Et ce toute l’année. Mais la demande est fluctuante », résume Mme Esquerre, qui rappelle que les hébergements d’urgence doivent être adaptés aux divers profils des personnes sans abri : femmes isolées, familles, grands exclus, mineurs, etc.

Les associations sont partie prenante du dispositif piloté par l’Etat en raison de la vague de froid. Elles sont nombreuses à organiser des maraudes exceptionnelles auprès des sans-abri. La Croix-Rouge, qui peut compter sur un réseau d’au moins un millier de bénévoles chaque soir, a ainsi renforcé ses maraudes dans 33 départements. Une initiative qui permet notamment d’orienter les sans-abri vers des hébergements d’urgence ou des centres d’accueil de jour, gérés dans certains cas par les associations.

Un sans-abri dort dans la rue, à Paris, le 16 janvier. | MARTIN BUREAU / AFP

« Deux périodes cruciales : la canicule et l’hiver »

A l’espace solidarité insertion (ESI) de la halle Saint-Didier, dans le 16e arrondissement de Paris, l’équipe s’est préparée à l’impact de la chute des températures sur les personnes qu’elle reçoit pour des services divers : une douche, un café, un entretien avec une psychologue ou une infirmière… A l’entrée du centre d’accueil de jour, géré par la mairie de Paris, un « planning grand froid » est punaisé au mur. « J’ai demandé aux membres de l’équipe, sur la base du volontariat, quand ils pouvaient se rendre disponibles pour que nous prolongions l’accueil jusqu’à 18 heures sans interruption », explique Dung Nguyen, la directrice. « On sait qu’il y a deux périodes cruciales pendant lesquelles les SDF peuvent mourir : la canicule et l’hiver », rappelle la responsable.

Le centre a donc exceptionnellement ouvert le week-end précédant la vague de froid pour faire face à l’afflux supplémentaire de bénéficiaires. La structure municipale, qui reçoit en moyenne 150 personnes par jour, en compte entre 180 et 200 ces jours-ci.

Kamel, 43 ans, à l’allure impeccable, est un de ceux-là. Installé à l’une des tables disposées dans la salle aux murs vert amande, il finit de siroter un café avec un ami. Ancien chef de rayon dans un supermarché, il assure ne pas craindre le froid. « Mais le plus dérangeant, c’est d’avoir froid aux pieds », admet le quadragénaire, à la rue depuis six mois. « J’étais hier soir à une distribution alimentaire, dans la file je sautillais, je devais faire la danse de l’Indien », plaisante-t-il.

Sur son sac à dos placé contre le mur sont posés son bonnet et une épaisse paire de gants, des accessoires « indispensables ». « Et on m’a donné de grosses chaussettes en laine et des baskets, donc ça va », minimise-t-il. Depuis quelques jours, il dort dans un gymnase proche réquisitionné la dernière quinzaine de janvier dans le cadre du plan grand froid. « Je dormais depuis un mois dans un parking près d’Hôtel de Ville, mais on m’a proposé une place. J’ai un peu hésité à cause de la perspective de me retrouver avec trente autres bonshommes, mais j’ai finalement accepté. Au parking, j’étais réveillé tous les jours à 4 h 30. Là, on doit partir avant 8 h 30 et arriver entre 18 et 22 heures, ça va ».

Solidarité de proximité

Cet après-midi, Manuel, un Mexicain de 53 ans au grand sourire édenté, s’est lui aussi rendu à l’ESI dans l’espoir de se voir proposer un hébergement, mais les quelques places dans les gymnases dont disposent chaque jour les travailleurs sociaux avaient déjà été attribuées. Ce soir-là, il dormira une nouvelle fois dehors, « n’importe où », après s’être rendu pour prier dans l’église la plus proche.

« Ce qu’il faut, c’est manger de la nourriture très chaude avant de s’endormir, confie Manuel. Ça réchauffe de l’intérieur et quand je suis dans mon duvet, je ne sens plus le froid. » Il sourit : « J’ai de la chance, on m’a donné un grand manteau très chaud et j’ai une bonne écharpe. » Mais il pense quand même retenter sa chance les prochains jours.

« Dès le début de la période hivernale, on a mis à l’abri les usagers les plus vulnérables : les femmes, les jeunes et les personnes malades, détaille Cécile Rouffineau, assistante sociale à l’ESI. Là, il arrive que l’on propose une place à des personnes qui en temps normal refusent tout hébergement parce qu’elles ne supportent pas la promiscuité ou qu’elles ne peuvent pas se passer d’alcool toute une nuit. Avec ce froid, certaines acceptent. Les autres sont souvent très connues dans leur quartier et les habitants sont en alerte avec ces températures. »

Car c’est aussi sur cette solidarité de proximité que les gens de la rue doivent compter pendant ces journées rigoureuses. Arrivé en France il y a une semaine, Basile, 50 ans, s’en accommode. Il vit sous une tente verte installée au niveau du pont de Bercy. A ses côtés, un compatriote roumain dort ici depuis deux ans. Le froid ? « Ce n’est rien par rapport à la Roumanie, plaisante le gaillard aux yeux bleus. Là-bas, on a de la neige jusqu’aux genoux et il peut faire − 30. » Basile entrouvre sa tente, cinq couvertures sont empilées pour se protéger des courants d’air. Un réchaud à gaz est posé sur une petite commode blanche entre les deux tentes, la queue d’une poêle dépasse et une odeur de vin chaud parfume l’air glacial. La veille, des riverains leur ont amené de la nourriture.