Un sans-abri dort dans la rue, à Paris, le 16 janvier. | MARTIN BUREAU / AFP

Des hommes et des femmes en gilets bleus déambulent dans le vaste hangar du SAMU social d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Il est 20 heures. La nuit est tombée depuis plus de deux heures, et avec elle, les températures, déjà négatives en cette journée glaciale du mercredi 18 janvier. Pour la vingtaine de salariés du « 115 », la journée de travail commence. Jusqu’à 5 heures du matin, des équipes de trois personnes – une assistante sociale, une infirmière et un chauffeur – vont sillonner les rues de Paris pour venir en aide aux sans-abri signalés durant la journée sur la plateforme du 115.

« Ce soir, il y a urgence, nous avons déjà une centaine de signalements à traiter », informe Stéphane Delaunay, responsable de la communication du SAMU social, qui précise qu’« en temps normal », il y en a en moyenne une vingtaine. Avec la vague de froid amorcée mardi, et le traitement médiatique qui l’accompagne, les citoyens sont plus alertes et appellent davantage le 115.

A 21 heures, les onze camions des maraudes prennent la route, direction Paris. Tout au long de l’année, cinq véhicules du SAMU social vont à la rencontre des sans-abri. Depuis le 1er novembre, les effectifs sont passés à huit, et avec la mise en œuvre du plan grand froid par le gouvernement, samedi, le SAMU social peut compter sur le soutien de trois équipes supplémentaires – deux de la Ville de Paris et une de l’association Ordre de Malte.

« Dans les centres, ce sont des affreux »

Le premier signalement a été donné dans le 12e arrondissement de Paris, non loin du bois de Vincennes. A l’orée du périphérique, Sattia, Anissa et Jade retrouvent un sans-abri bien connu des équipes du 115. « Alain fait partie des personnes “en veille”, c’est un irréductible de la rue. Il refuse les centres d’hébergement, mais on va le voir régulièrement pour s’assurer que son état de santé ne s’est pas trop détérioré », explique Anissa, infirmière de 28 ans, qui travaille au SAMU social depuis un an et demi.

Ce soir, la jeune femme est inquiète, la bouteille d’eau du quinquagénaire s’est transformée en glaçon, certaines de ses couvertures sont humides, d’autres sont figées par la glace. Et l’homme semble incapable de se lever. « Vous savez qu’il va faire froid Alain ? On s’inquiète pour vous », confie Anissa, avant de tenter, une énième fois, de lui proposer un hébergement d’urgence. L’homme, emmitouflé dans ses couvertures élimées, ses deux paires de lunettes logées sur son nez, ne veut rien entendre :

« Tant qu’il ne neige pas, ça va. Je préfère garder ma liberté. Dans les centres, ce sont des affreux, des gens agressifs. »

Préparée à cette réponse, Anissa lui assure que les nouveaux centres sont propres et ne dépassent pas deux lits par chambre. « Alain, comme beaucoup d’autres, est resté bloqué sur ses mauvaises expériences. Il est dans une spirale du repli sur soi », résume Stéphane Delaunay.

A l’instar d’Alain, d’autres sans-abri préfèrent passer la nuit dehors que dans les centres d’hébergement d’urgence. Si tous évoquent comme leitmotiv la violence et l’insalubrité qui y règnent, leurs raisons sont parfois plus intimes. Georges, aperçu dans un parc du 12e arrondissement de Paris, assure qu’un particulier lui vient en aide tous les matins et qu’il se doit de rester ici, à l’attendre. Les explications de certains sont parfois plus prosaïques, untel ne veut pas se délester de ses affaires, quand un autre craint de se les faire voler. Quant aux sans-abri qui ont fait l’objet d’un signalement et qui sont trouvés endormis, la maraude ne les réveille pas, après avoir pris soin de vérifier qu’ils respiraient. La nuit passée, sur les 535 signalements traités par le SAMU social, 174 sans-abri ont fait le choix de rester dehors.

Un sans-abri, dormant à Paris, sur un trottoir, le 8 janvier 2017. | OLIVIER MORIN / AFP

A la chaîne

Pour ces personnes isolées, refusant les centres d’hébergement d’urgence, les équipes du 115 permettent de répondre à un minimum de besoin matériel et sanitaire – quand les associations ne sont pas passées avant. « En période de froid, plusieurs maraudes associatives sont organisées, certaines personnes sont vues plusieurs fois dans la nuit », rapporte Stéphane Delaunay. Comme cette famille roumaine, croisée par le SAMU social, et à qui l’association Action froid venait déjà d’apporter un repas chaud et des couvertures neuves.

Dans ce cas, les maraudes servent encore à créer un lien social. « Qu’est-ce que vous êtes allés voir au cinéma dernièrement ? », lance Alain, avant que ses interlocuteurs ne lui retournent la question. Provocateur, le sans-abri choisi un film clin d’œil : Sans toit ni loi, d’Agnès Varda. « C’est l’histoire d’une vagabonde que l’on a retrouvée morte un matin d’hiver », résume Alain, avant de confier que la seule chose qui l’incommode dans la rue, ce sont les rats qui le réveillent la nuit.

Sattia, Anissa et Jade lui rapportent alors un café chaud et des gants neufs avant de le prévenir de leur départ. « Vous vous tirez immédiatement ? lâche Alain déconcerté. Ça a changé le SAMU social ! Avant, j’avais de longues conversations philosophiques avec vos collègues. »

« Lorsqu’il fait très froid, nous avons plus de signalements, donc ça laisse moins de temps pour discuter avec les sans-abri. On doit gérer les cas à la chaîne », regrette Jade, assistante sociale de 27 ans, habituée à réaliser des maraudes « pures », c’est-à-dire de déambuler à la rencontre des SDF, sans avoir à gérer les signalements.

Un sans-abri, dormant dans les rues de Paris, le 16 janvier. | MARTIN BUREAU / AFP

« Je n’attendais que vous »

Mais cette nuit, les signalements se multiplient, et certains sans-abri se manifestent au débotté. Comme Abdelaziz, qui avait repéré au loin la camionnette du SAMU social stationnée devant une tente. Il est le premier à accepter la proposition d’être conduit dans un centre d’hébergement d’urgence. D’autres suivront, comme Steeve, père de famille de 43 ans, qui a failli passer sa première nuit dehors. « J’ai honte, j’ai traîné avec ces gens [des sans-abri], mais je n’attendais que vous, je voulais que l’on vienne me délivrer », confie-t-il, avant de s’effondrer en larmes dans la camionnette. Steeve est plus loquace que les autres SDF concernant les raisons qui l’ont conduit dans la rue : un divorce en 2014, sa femme qui le met à la porte, ses amis qui l’hébergent, avant qu’il ne s’isole complètement, sombrant dans l’alcoolisme.

« L’alcool, c’est un mal chez la majorité des SDF. Soit ils sont arrivés dans la rue à cause de l’alcool, soit ils sont alcooliques depuis qu’ils sont dans la rue », constate Jean-Louis, qui gère l’accueil des sans-abri au centre d’hébergement d’urgence Romain Roland, à Montrouge. Durant la nuit, Anissa, Jade et Sattia ont conduit trois sans-abri dans ce centre où ils peuvent se restaurer, dormir dans un lit et prendre une douche. Deux autres hommes ont été conduits dans un centre d’accueil de jour transformé en centre d’accueil de nuit dans le cadre du plan grand froid. Si l’équipe que nous avons suivie a pu proposer une situation d’hébergement d’urgence à tous les sans-abri qui le souhaitaient, trente-trois demandes d’hébergements n’ont pas pu être satisfaites cette nuit-là.

Le plan grand froid se met en place à Lyon et Chambéry