Hamza Al-Qadiri Al-Boudchichi est mort, mercredi 18 janvier, à l’âge de 95 ans des suites d’une longue maladie. Il était vénéré comme un « saint vivant » par ses adeptes, nombreux au Maroc et à l’étranger. « Sidi Hamza est parti à l’aube, confie un de ses disciples. Juste avant la prière d’Al-Fajr. » Son enterrement a eu lieu jeudi, après la prière d’Al-Asr, en présence de nombreuses personnalités, dont trois conseillers royaux et deux ministres, à Madagh, siège de la confrérie soufie Boudchichia dont il assurait la guidance depuis près de quarante-cinq ans. Dans les prochains jours, le testament de Sidi Hamza sera lu publiquement. Sauf surprise, il devrait désigner comme successeur son fils Sidi Jamal Eddine.

Né en 1922 à Madagh, Sidi Hamza reçoit une éducation religieuse traditionnelle tournée vers le soufisme, dont sa famille est déjà l’un des piliers dans cette région de l’est du Maroc. Voie intérieure et spirituelle de l’islam sunnite, le soufisme est basé sur le principe de l’initiation, ce qui implique de se choisir un maître et de suivre son enseignement.

Hamza Al-Qadiri Al-Boudchchi a complété son apprentissage du Coran avant l’âge de 14 ans. Il poursuit ses études théologiques à Oujda dans une antenne de la prestigieuse université Qaraouiyine de Fès. C’est à l’âge de 50 ans qu’il prend la tête de la Boudchichia, qui deviendra en quelques années l’une des confréries les plus puissantes du Maroc, sinon la plus influente. Son aura s’étend jusqu’en Europe, en Afrique et en Amérique du Nord.

Héritier d’une tradition spirituelle

Sur Facebook, les hommages se sont succédé. « Cheikh Sidi Hamza […] a été rappelé par le Très-Haut, tôt ce matin, écrit une journaliste. Il laisse déjà un vide immense […] Il nous a enseigné l’amour de l’autre et élevés au plus haut dans l’amour de Dieu. Puisse ce saint homme reposer en paix. » A la mi-décembre 2016, Sidi Hamza avait été hospitalisé à Oujda, chef-lieu de la région orientale du Maroc. Le roi Mohammed VI avait envoyé ses médecins.

Du fait de la maladie, le cheikh n’a pas pu fêté le Mawlid, dans son fief de Madagh. Chaque année, la fête qui commémore la naissance du prophète Mahomet est l’occasion d’un pèlerinage. On venait y voir Sidi Hamza et, pour les plus chanceux, le toucher. Très rare dans les médias, le maître soufi était proche des croyants, qu’il recevait en grand nombre. Bien qu’alité et rendu mutique par la maladie, Sidi Hamza a continué d’incarner jusqu’au bout sa fonction de cheikh. Ses adeptes le décrivent unanimement comme un homme doux, aimant, à la large culture religieuse et savante.

Auteur d’une hagiographie (Sidi Hamza Al-Qadiri Al-Boudchichi, Le renouveau du soufisme au Maroc, éditions Al-Bouraq), le sociologue Karim Ben Driss fait remonter les origines de la confrérie en Irak et précise que « les ancêtres de Sidi Hamza s’établirent dans la partie orientale du Maroc vers le milieu du XVIIe siècle. La région des Béni Snassen fut leur terre d’accueil ». La confrérie est dite « Qadiria » en référence à Moulay Abdelkader Al-Jilani, grand maître soufi qui vécut à Bagdad au XIIe siècle.

Les adeptes de la Boudchichia se recrutent autant dans les élites que parmi les classes populaires, les artisans et commerçants. Ils forment une communauté solidaire autour des valeurs du soufisme : spiritualité, initiation, entraide et recherche de la connaissance. L’islamologue Eric Geoffroy explique ainsi que le soufisme « a pour but de délivrer l’homme des passions et des illusions qui l’assaillent, lui permettant ainsi de trouver un espace intérieur d’où contempler les réalités de l’Esprit. » Il est le « cœur de l’islam », selon la formule de Cheikh Khaled Bentounès, guide de l’Alawiya, la confrérie algérienne sœur de la Boudchichia.

Une confrérie opposée à l’islamisme

« Le rôle de la confrérie ne peut être réduit à la prise en charge de la spiritualité, explique le chercheur Mountassir Hamada, auteur d’un ouvrage sur la Boudchichia. Elle joue aussi une fonction diplomatique importante pour le Maroc, à travers le réseau que forment ses adeptes. » Parmi les disciples de Sidi Hamza, on peut citer la sénatrice française Bariza Khiari ou le slammeur Abd Al-Malik, qui lui déclare son amour en chanson « L’Alchimiste », dans l’album Gibraltar (2006).

« Les adeptes se trouvent partout, dans les partis, la société civile et même quelques institutions étatiques. Mais l’usage est de ne pas le déclarer publiquement, précise Mountassir Hamada. Le discours soufi est attrayant parce qu’il est pacifiste. Il ne cherche pas le conflit, ni avec la société, ni avec l’Etat, ni avec le monde, contrairement aux mouvements islamistes. »

Le soufisme est aussi une esthétique. Or le mysticisme, l’usage des symboles, les rites spécifiques que sont le dikr (litanie) et le sama’(chant) sont fortement réprouvés par le courant salafiste, qui a longtemps infusé à la fois le mouvement nationaliste et les institutions religieuses du Maroc. Selon le sociologue Aziz Hlaoua, auteur d’une thèse sur la confrérie, « lalliance de la Boudchichia avec la monarchie est liée à l’intronisation de Mohamed VI, en 1999. Jusqu’aux dernières années du règne de Hassan II, la Boudchichia était abandonnée et méprisée ».

En 2002, le roi Mohammed VI a nommé un adepte de la Tariqa Boudchichia à la tête du ministère des affaires islamiques. Ahmed Toufiq, qui est toujours en fonction, préside alors à une reprise en main du champ religieux pour « immuniser » l’islam marocain des idées extrémistes. Le cheikh Hamza avait accordé sa bénédiction à cette promotion d’un adepte aux plus hautes fonctions de l’islam officiel.

Avec le ministre Toufiq, les confréries sont remises en selle et promues comme les représentantes d’un islam marocain « authentique », préservé de l’influence salafiste et wahhabite ainsi que des autres mouvements de l’islam politique, notamment le mouvement Al-Adl Wal Ihsane (« justice et bienfaisance »). Créé par Abdesslam Yassine après qu’il eut quitté la Boudchichia au début des années 1970, Al-Adl Wal Ihsane est toléré bien qu’opposé à la monarchie et non reconnu par les autorités.

Rompant avec un certain apolitisme, la Boudchichia avait organisé à Casablanca, en juin 2011, une manifestation de soutien à la réforme constitutionnelle. Au même moment, Al-Adl Wal Ihsane grossissait les rangs du « 20 février », un mouvement protestataire inspiré par les soulèvements en Tunisie et en Egypte. « L’opposition entre la Boudchichia et Al-Adl Wal Ihsane porte sur la place de la politique, confirme le journaliste et politologue Abdellah Tourabi. Yassine mettait en avant un projet de contestation de la monarchie tandis que la confrérie a choisi une voie quiétiste. »