Sur KotakuInAction, forum de soutiens du GamerGate, le duel Trump-Clinton est comparé au film « Alien Vs Predator ». | Capture d'écran

Son investiture à la présidence des Etats-Unis, vendredi 20 janvier à 18 heures heure française, c’est aussi leur victoire. Anonymes ou célèbres, bruyants ou bannis, mais tous provocateurs, haineux et riards à la fois. Jamais depuis l’avènement d’Internet la victoire d’un homme à une élection n’avait autant symbolisé la montée en force des franges habituellement les plus repoussées du réseau : trolls, extrémistes et partisans du chaos.

Ils ont fêté leur victoire avec des dessins de grenouille champagne à la main sur Reddit et Twitter pour certains, directement dans la foule venue assister au premier discours de Donald Trump, le jour de son élection, pour d’autres. Le 7 novembre dernier, un homme immortalisait la scène avec un selfie : Milo Yiannopoulos, éditorialiste provocateur du site d’extrême-droite Breitbart, qui a très activement pris fait et cause pour le candidat républicain, et figure emblématique de cette nouvelle droite qui a fait d’Internet son terreau, son repaire, son tremplin et son arme.

Milo Yiannopoulos sur Instagram. | Capture d'écran

Le ciment de l’antiféminisme en ligne

Comment cette jeunesse anticonformiste, jusque là plutôt connue pour sa créativité humoristique et son vigilantisme zélé et désordonné, a-t-elle pu se muer en vague politique militante aussi extrémiste et influente ?

La mobilisation sur Internet et le vigilantisme virtuel n’ont en soi rien de nouveau. A partir de la fin des années 2000, le forum 4chan a vu naître le célèbre mouvement Anonymous, nébuleuse chaotique essentiellement mue par des idéaux anarchistes et libertaires - d’où son soutien aux Printemps arabe et aux premiers faits d’armes de Wikileaks. En dépit d’un style déjà provocateur et volontiers « trollesque », Anonymous n’a rien d’un mouvement d’extrême-droite.

Le basculement vers la droite de l’échiquier politique se produit plus tard : si un événement doit servir d’acte de naissance, c’est ainsi la polémique dite du « GamerGate », ce débat en ligne né en août 2014 du harcèlement d’une développeuse de jeu vidéo féministe, Zoe Quinn, et surtout de l’indignation d’une frange de joueurs face à la solidarité des sites spécialisés avec celle-ci. Face à ce qui est perçu comme une intrusion du « politiquement correct » dans leur passion, un noyau né de la cuisse de 4chan se mue en mouvance « free-speechiste », c’est-à-dire de défenseurs d’une liberté d’expression absolue, et opposé aux mouvements progressistes qu’il juge « politiquements corrects ».

Emerge dès lors une galaxie de forums alternatifs et de mouvements contestataires. L’un des plus célèbres est le GamerGate lui-même, un mouvement hétéroclite difficile à résumer – certains de ses membres se revendiquent démocrates – mais qui, à travers son rejet systématique à la fois du discours féministe et de la légitimité des médias traditionnels, a ouvert la voie à une redéfinition des sources d’influence. Ses différents QG virtuels se logent dans les forums les plus fréquentés, comme Reddit, mais aussi sur de nouveaux forums à image dédiés.

Ainsi est créé en septembre 2014 le forum 8chan, pour accueillir les internautes refusant que leurs propos soient policés. « Il existe uniquement parce que c’était un camp de réfugiés pour ceux qui se sont exilés de 4[chan]. Les personnes qui l’ont rejoint se sont adaptées ou sont parties. Ce n’est pas surprenant que la culture de 8chan n’ait aucune tolérance pour ceux qui pleurnichent sur les sentiments des féministes », répondait encore récemment un de ses membres à un participant s’étonnant que le suprémacisme blanc et la misogynie soient tellement glorifiés par le site.

Sur 8chan, les propos extrêmes sont la norme, en raison même de l’historique du site, né de la modération de 4chan. | Capture d'écran

Deux ans de récupération politique progressive

Ce mouvement de joueurs de jeux vidéo convertis au militantisme antiféministe devient dès lors une cible de choix pour les militants de la droite dure à la recherche d’une base de soutien. En septembre 2015, lors d’une réunion du mouvement à Paris, le suprémaciste blanc Theodore Beale, dit Vox Day, déclarait : « Nous sommes les premiers depuis des décennies à nous opposer aux Social Justice Warriors [terme péjoratif décrivant les militants féministes et LGBT]. Je suis de droite, vous êtes peut-être de gauche, mais nous nous battons ensemble. Vous n’êtes pas seuls. »

A ses côtés se trouvaient Mike Cernovitch, blogueur et écrivain masculiniste, et Milo Yiannopoulos, qui annoncera son ralliement à Donald Trump quelques mois plus tard. Les deux hommes font partie de ceux qui ont rallié la cause du GamerGate et se présentent désormais comme ses porte-paroles. Le processus de récupération électoraliste est en marche - alors même que le GamerGate se félicitait initialement d’être apolitique.

Milo Yiannopoulos, qui s’est affirmé en deux ans comme un habile porte-drapeau des joueurs de jeu vidéo antiféministes, cosigne ainsi en 2016 une tribune sur Breitbart pour vanter les mérites de la communauté Alt-Right. Ses multiples provocations et ses appels au harcèlement, qui ont fini par lui valoir d’être définitivement exclu de Twitter à l’été dernier, ne l’ont pas empêché de devenir l’une des icônes du Web néoconservateur, et l’un des chercheurs de voix les plus médiatiques de Donald Trump auprès de cette frange des utilisateurs d’Internet.

Dès l’automne, utilisateurs de Reddit, Twitter et 8chan d’un côté, polémistes de sites d’extrême-droite comme Breitbart ou conspirationnistes comme Infowars de l’autre, se font désormais le relais massif d’une pensée politique d’extrême-droite revisitée, anti-politiquement correct, et surtout rajeunie grâce à des codes propres au Web.

L’extrême-droite esthétique cartoon

Jouant volontiers d’une volonté de choquer autant que de faire rire, cette communauté bouillonnante idéalise Donald Trump, en fait un héros de film d’action américain, lui consacre des jeux vidéo, détourne l’iconographie nazie et djihadiste, et transforme un dessin de grenouille verte, Pepe the Frog, en sulfureuse mascotte du candidat républicain.

Pepe the Frog, icône des internautes anti-establishment, après la victoire de Donald Trump. | Capture d'écran

Des hordes de « mèmes », des images humoristiques sur des motifs récurrents, sont abondamment diffusées sur l’un des grands forums du monde, Reddit, dans le sous-forum « r/the_donald », ou encore via Twitter.

Le mouvement suprémaciste Alt-Right, qui préexiste pourtant à Internet (il puise ses origines dans la Nouvelle Droite française des années 1970, qui a également influencé le Front national), se retrouve soudain à surfer sur une mode aux formes d’expression modernes et incongrues. La culture Internet a ainsi été le Cheval de Troyes d’un vieux suprémacisme revitalisé.

Les communautés françaises dans le viseur

Avec la victoire de Donald Trump, un certaine frange d’Internet anti-féministe, antimédias et provocatrice a ainsi connu son heure de gloire ; tandis que les codes du web servaient de cheval de Troyes à un vieux suprémacisme blanc revitalisé.

Le mouvement Alt-Right n’a pourtant pas essaimé partout où il est passé. Si une frange du GamerGate s’est convertie à l’extrême-droite, l’autre a campé sur un simple rejet de tous les candidats. Après l’élection, sur son QG sur Reddit, on comparait ainsi le duel Hillary Clinton-Donald Trump au film Alien vs Predator. Non sans se régaler toutefois que les médias traditionnels aient échoué à prédire l’issue du vote ou l’influencer.

Impossible de savoir à quel point ces espaces ont pu avoir un effet concret sur les résultats de l’élection. Les provocations de ces militants ont en tout cas rythmé, durant plusieurs mois, la campagne électorale américaine, et donné une vitalité nouvelle à des idées longtemps rejetées.

La recette pourrait faire florès durant la campagne présidentielle française, notamment sur le bouillonnant forum 18-25 du site Jeuxvidéo.com. Il s’agit de la communauté francophone la plus proche de 4chan dans l’indiscipline, le goût de la provocation, et la publication de message racistes ou sexistes.

Deux hommes, Jean-Luc Mélenchon et dernièrement Florian Philippot ont investi l’espace, à travers vidéos YouTube formatées pour ce public et clins d’oeil d’initiés. Pourtant, selon un célèbre dicton de 4chan, « Internet n’est pas ton armée personnelle ». Après l’élection de Trump, la classe politique française sait maintenant qu’avec un peu de séduction, il peut le devenir.