Manifestation contre le plan de sauvegarde de l’emploi à La Voix du Nord, le 18 janvier à Lille. | FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Myriam El Khomri est en rogne. La ministre du travail n’a pas digéré les accusations portées par Benoît Hamon contre la loi qui porte son nom. Le 12 janvier, lors du premier débat télévisé dans le cadre de la primaire à gauche, le député PS des Yvelines avait prétendu que le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) à La Voix du Nord « a été autorisé [par les services de l’Etat] car désormais, la loi El Khomri le permet ». « Regrettable désinformation », a riposté Mme El Khomri. Le sujet a été évoqué, jeudi 19 janvier, lors d’une rencontre, à Paris, entre des représentants syndicaux du quotidien régional et des collaborateurs de Mme El Khomri et d’Audrey Azoulay, la ministre chargée de la communication.

Au cœur de la controverse, il y a les règles qui encadrent la rupture du contrat de travail quand une entreprise va mal – ou est sur le point d’aller mal. Avant la loi El Khomri, le licenciement économique pouvait être justifié au nom d’une des quatre causes suivantes : les mutations technologiques, les difficultés économiques, la sauvegarde de la compétitivité ou la cessation d’activité. Ces deux derniers paramètres ont été ajoutés dans le code du travail par la loi El Khomri mais « cela ne change rien en pratique car la Cour de cassation avait admis, depuis plusieurs années qu’ils pouvaient valablement fonder un licenciement économique », explique Jean-Emmanuel Ray, professeur à l’école de droit de Paris-I-Sorbonne.

Pouvoir d’appréciation du juge

En revanche, une modification de taille est apportée par l’article 67 du texte, qui esquisse une définition de la notion de « difficultés économiques ». Désormais, celles-ci sont caractérisées, notamment lorsqu’il y a une « évolution significative d’au moins un indicateur économique, tel qu’une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, des pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation ».

Ces dispositions varient suivant la taille de l’entreprise. Ainsi, une société employant moins de onze personnes pourra se séparer d’un ou plusieurs de ses salariés si elle est confrontée à une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires « au moins égale à un trimestre ». Le seuil est porté à « deux trimestres consécutifs » pour les entreprises de 11 à 49 personnes, à « trois trimestres consécutifs » pour celles qui comptent de 50 à 299 personnes et à « quatre trimestres consécutifs », pour les autres. Ce qui fait dire à de nombreux experts en droit du travail que la loi El Khomri facilite les licenciements économiques. D’autres estiment que le texte ouvre la porte à un abondant contentieux car il laisse au juge un pouvoir d’appréciation pour déterminer si les indicateurs économiques évoluent de façon « significative » ou pas.

« Sauvegarde de la compétitivité »

S’agissant de La Voix du Nord, la question qui se pose est de savoir comment a été justifiée la décision de restructurer l’entreprise. « Nous sommes sur un plan de sauvegarde de notre compétitivité, confie Gabriel d’Harcourt, directeur général délégué du quotidien régional. Nous dégageons certes des bénéfices, mais le recours à un PSE est nécessaire car les tendances en termes de chiffre d’affaires ne sont pas bonnes et le modèle économique de la “presse papier” est bousculé. Mieux vaut y remédier dès à présent, dans de bonnes conditions, plutôt que d’attendre, jusqu’au moment où il sera trop tard et où les dégâts seront considérables. »

Les documents remis aux élus du comité d’entreprise (CE), que Le Monde a pu consulter, confirment les propos de M. d’Harcourt. Dans une « note économique », il est notamment indiqué que « la sauvegarde de la compétitivité et du plus grand nombre d’emplois exige [de nouvelles] remises en cause ». « Il importe (…) de ne pas être en retard d’une réorganisation », est-il ajouté.

Est-ce la loi travail qui a permis à La Voix de Nord de présenter son plan social ? Le Monde a interrogé plusieurs spécialistes, en leur soumettant les documents transmis au CE du journal. Leur réponse semble sans appel. « La direction de La Voix du Nord aurait pu engager ce PSE avant la loi El Khomri car la sauvegarde de la compétitivité est reconnue comme une cause de licenciement économique par la chambre sociale de la Cour de cassation depuis l’arrêt Vidéocolor rendu en 1995 », décrypte Jean-Emmanuel Ray.

« L’élément principal de la démonstration » retenu par la direction du quotidien est la sauvegarde de la compétitivité, renchérit MNicolas de Sevin, président d’Avosial, un syndicat d’avocats spécialistes en droit du travail qui conseillent les entreprises. Cette affaire, poursuit-il, en évoque une autre, tranchée en 2006 par la Cour de cassation dans une décision portant sur la société Pages jaunes : celle-ci avait procédé à une réorganisation pour préserver sa compétitivité qui était menacée par des bouleversements technologiques en cours (Internet, téléphonie mobile…). « Il me semble que la loi travail n’a pas d’incidence directe [dans le dossier La Voix du Nord] », car le texte porté par Mme El Khomri n’a retouché que le cas de licenciement lié à des difficultés économiques, confie un ancien magistrat de la chambre sociale de la Cour de cassation.

Affirmation inexacte

M. Hamon a introduit le doute en soutenant, le 12 janvier, que le plan social à La Voix du Nord avait été « proposé » avant l’entrée en application de l’article de la loi El Khomri sur les licenciements économiques et que ce PSE « avait été refusé » par les services de l’Etat – en l’espèce la direction régionale chargée de l’emploi et du travail (Direccte). Celle-ci a rétorqué, dans un communiqué, que de telles affirmations étaient inexactes. Un projet de réorganisation avait, certes, été soumis aux agents de la Direccte, durant l’été 2016, mais de tels contacts sont courants « dans ce type de procédure », a-t-elle fait valoir. Surtout, aucune décision n’a été prise : la Direccte ne se prononcera sur ce dossier que dans « plusieurs mois », en vérifiant que certaines obligations ont été respectées (reclassement, etc.). En revanche, il ne lui appartient pas de contrôler le motif économique avancé par l’entreprise : c’est du ressort du juge.

Comme le confie un élu PS qui soutient M. Hamon, « Benoît a donné ça en pâture » sans, semble-t-il, avoir consulté, au préalable, des spécialistes du sujet. Il s’est rendu compte que son argumentaire présentait des fragilités « quand il a vu les gadins arriver ». A sa décharge, on peut ajouter que Le Monde avait, avant le député des Yvelines, établi un lien de causalité entre la loi El Khomri et le PSE à La Voix du Nord