Des partisans du régime de Bachar Al-Assad agitent un drapeau russe, jeudi 19 janvier, à Alep (Syrie). | HASSAN AMMAR/AP

Le sort de la Syrie va en partie se jouer au Kazakhstan, ex-République soviétique musulmane et turcophone toujours sous influence de Moscou, comme un symbole d’un monde qui change. C’est en effet à Astana, la capitale édifiée ex nihilo au milieu de la steppe par l’autoritaire président Noursoultan Nazarbaïev, que devraient s’ouvrir lundi 23 janvier, sous le triple parrainage de la Russie, de la Turquie et de l’Iran, des négociations inédites entre le régime de Damas et ceux que le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov appelle désormais « les groupes armés » ou « l’opposition armée ».

Martelée sans relâche et avec dédain pendant des mois, l’expression « soi-disant opposition modérée » a disparu du corpus diplomatique russe sur la Syrie. Ce glissement n’est pas que sémantique. Depuis la reconquête par le régime des quartiers rebelles de l’est d’Alep, le Kremlin semble toujours plus décidé à transformer ce succès militaire, qui reste fragile, en une victoire diplomatique. Et pour cela, la présence de l’opposition syrienne et de sa branche armée est nécessaire.

Les parrains de ces discussions sont les pays engagés sur le terrain, soutiens du régime, comme la Russie ou l’Iran, ou de l’opposition, comme la Turquie. « Le format de la “troïka” a montré jusqu’ici toute sa pertinence », avait souligné le patron de la diplomatie russe lors de sa présentation le 20 décembre 2016 à Moscou, en rappelant que ces pays ont « une influence réelle sur le terrain ». C’est l’idée-force du Kremlin pour arriver à un cessez-le-feu pérenne, condition sine qua non pour une résolution du conflit qui, après Astana, devrait se poursuivre à Genève, sous l’égide des Nations unies, à partir du 8 février. L’émissaire de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, viendra dans la capitale kazakhe. Les Américains semblent hors jeu. Certes, ils ont finalement été conviés, mais ils seront réduits à jouer les utilités dans les couloirs, comme par ailleurs la France.

Cette présence américaine est un geste du Kremlin vis-à-vis de la nouvelle administration de Donald Trump. « Ce pourrait être le premier contact officiel au cours duquel nous pourrons discuter d’un moyen plus efficace pour lutter contre le terrorisme en Syrie », a expliqué M. Lavrov, passant outre le refus de Téhéran. « Nous sommes hostiles à leur présence », avait clairement affirmé le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif. Principal soutien politique mais aussi militaire au sol du régime syrien, la République islamique s’irrite également du rapprochement entre Moscou et Ankara et voit dans les négociations d’Astana l’occasion de confirmer son rôle de nouvelle puissance régionale.

Les délégations du régime et des rebelles syriens aux pourparlers d’Astana seront conduites par les mêmes chefs de file qu’à Genève en février 2016, ­Mohamed Allouche, le responsable du groupe Jaïch Al-Islam (« Armée de l’islam ») côté rebelles, et l’ambassadeur de Syrie auprès de l’ONU, Bachar Jaafari, qui dirigera l’équipe gouvernementale syrienne. Mais, alors qu’elles siégeaient jusqu’ici dans des pièces séparées et que les discussions se menaient de façon indirecte avec les représentants de l’ONU faisant la navette, cette fois, les protagonistes du conflit se feront face.

Les Occidentaux sont marginalisés

« Les objectifs d’Astana comprennent, d’une part, la consolidation du cessez-le-feu [décrété le 29 décembre 2016 au terme d’un accord russo-turc et signé par neuf organisations rebelles] et, d’autre part, un accord sur la pleine participation des commandants sur le terrain au processus politique, à savoir la rédaction d’une Constitution, et l’organisation d’un référendum et d’élections », a souligné le 17 janvier Sergueï Lavrov. Et de préciser :

« Les commandants sur le terrain doivent y participer en tant que membres à part entière. Ce sera une rencontre entre personnes qui s’affrontent les armes à la main et contrôlent des territoires concrets. »

A l’exclusion de l’organisation Etat islamique (EI) et de Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra, lié à Al-Qaida), la Russie se détache ainsi, pour la première fois, de la rhétorique de son allié, Bachar Al-Assad, qui assimile tous ses opposants à des « terroristes ». Il y a peu encore, avant le fiasco des rebelles à Alep, Moscou réclamait l’inscription de deux des principaux groupes, Jaïch Al-Islam et Ahrar Al-Cham, aujourd’hui agréés, sur les listes du terrorisme international…

Le général Sergueï Roudskoï, chef du département des opérations de l’état-major russe, a indiqué que l’armée « soutient l’élargissement des membres de l’opposition » mais exige néanmoins comme « condition préalable », pour chacun des groupes, une « adhésion écrite à la cessation des hostilités » et des précisions sur le territoire qu’ils contrôlent.

Les Russes, qui en sont les véritables maîtres d’œuvre, ont accepté de remettre l’ONU au centre du jeu

Marginalisés, les Occidentaux, comme les capitales arabes sunnites, appuient cette tentative d’établir un cessez-le-feu durable, malgré un certain scepticisme. « C’est une étape », a souligné le ministre français des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, tout en appelant à ce que « l’opposition soit représentée de la façon la plus inclusive possible ». « Astana, c’est pour consolider le cessez-le-feu, mais rien de plus. Après, on revient à Genève », minimisait, le 15 janvier, lors de son passage dans la capitale française, le ministre saoudien des affaires étrangères, Adel Al-Jubeir. De son côté, le secrétaire d’Etat américain sortant John Kerry a incité, lors d’une interview sur Sky News Arabia, la nouvelle administration américaine à se rendre à Astana et à appuyer ce processus, même s’il reste encore plein d’inconnues et d’ambiguïtés.

Les Russes, qui en sont les véritables maîtres d’œuvre, ont accepté de remettre l’ONU au centre du jeu et de modifier le projet de résolution qu’ils avaient présenté le 31 décembre 2016 au Conseil de sécurité. Le texte final de cette résolution 2336 sur la Syrie, sérieusement amendé à l’initiative de Paris, de Londres et de Washington, se réfère notamment à la résolution 2254, votée le 18 décembre 2015, à un moment où la Russie et les Etats-Unis semblaient engagés à l’unisson pour mettre un terme au bain de sang syrien. Ce texte établissait une feuille de route détaillée de sortie de crise, avec l’instauration d’un cessez-le-feu, puis l’ouverture de négociations sous l’égide des Nations unies pour une transition politique, l’élaboration d’une nouvelle Constitution et des élections générales.

Divergences sur le sort de Bachar Al-Assad

Après trois rounds de discussions au printemps 2016 entre le régime et l’opposition réunie sous la bannière du Haut Conseil pour les négociations (HCN), les discussions s’étaient arrêtées à cause de la reprise des bombardements sur Alep et du blocage de l’aide humanitaire. La donne a désormais changé sur le terrain.

Cependant, le principal point d’achoppement politique demeure le sort de Bachar Al-Assad : l’opposition, les Occidentaux et les pays arabes exigent son départ au moins à la fin du processus de transition. Mais ils sont désormais affaiblis militairement et politiquement. Même la Turquie, pour prix de son rapprochement avec Moscou, paraît résignée à son maintien au pouvoir. Les Russes y tiennent tant qu’il n’existe pas d’alternative pour garantir la survie du régime. Et les Iraniens sont encore plus intransigeants dans leur soutien au dictateur. Tous ces éléments augurent mal des futures négociations au bord du Léman.

Moscou, en tout cas, semble impatient de tester la nouvelle équipe américaine aux commandes. Au point de « rappeler » que la Russie et les Etats-Unis, pourtant écartés du dossier syrien, « ont créé et coprésident le Groupe international de soutien à la Syrie qui n’a pas été dissous ». « Il dispose de deux groupes de travail, a insisté M. Lavrov, l’un sur le travail humanitaire, l’autre sur le cessez-le-feu, et il y a de fortes chances que nous puissions revigorer ces mécanismes, sachant que la nouvelle équipe américaine se dit résolue à combattre sérieusement le terrorisme, et non pas comme cela se passait auparavant. »