Melvil Poupaud, en décembre 2016, à Paris. | Pascal Amoyel pour M Le magazine du Monde

Il a 43 ans et cela fait plus de trente ans qu’il fait du cinéma. Et trente ans que revient la même obsession, en boucle : « Acteur, ce n’est pas être artiste. » Une idée fixe, « un complexe depuis l’enfance », que jamais sa filmographie (Ruiz, Rohmer, Jacquot, Desplechin, Ozon, Dolan…) n’a terrassé. « Acteur malgré moi à 9 ans avec Raoul Ruiz, j’ai toujours éprouvé un manque. Et j’ai toujours continué à chercher. »

Melvil Poupaud appartient à une espèce rare de comédien : il a sans cesse tenté d’aller voir ailleurs, d’expérimenter, et pas seulement au cinéma. Quand il n’est pas sur les plateaux, il pince les cordes de sa basse pour Benjamin Biolay ou le groupe Black Minou avec son grand frère musicien Yarol. Il dessine des vanités et des têtes de mort au stylo Bic. Et surtout, il écrit. Des carnets couverts de pattes de mouche. « Quand on joue la comédie, on n’est plus le même. Écrire, c’est trouver sa voix. » Et la sienne est singulière.

Une autre manière de faire du cinéma

Dans un premier livre, Quel est mon noM ? (Stock, 2011), s’entassaient ses souvenirs, ses questionnements d’acteur, ses dessins, ses poèmes, des débuts de scénario, et les cartes postales que lui envoyait son parrain, le critique de cinéma Serge Daney. Paru le 11 janvier, son deuxième livre, Voyage à Film City, est le journal de bord baroque du tournage en Chine de The Lady in the portrait. L’envers du décor de sa vie d’acteur et la chronique d’un comédien transplanté dans un autre monde, une autre manière de faire du cinéma.

En 2013, il a d’abord dit non au projet insensé de son vieil ami Charles de Meaux, ancien jockey, cinéaste et artiste. Le souvenir éprouvant de Shimkent Hotel, tourné avec lui dans les ex-Républiques soviétiques une dizaine d’années plus tôt, était encore vif. Mais Charles de Meaux l’a convaincu de jouer dans The Lady in the Portrait, actuellement en postproduction en Chine, et qui pourrait sortir au printemps, à l’automne… ou plus tard. Lui-même ne sait pas.

Il a commencé à écrire, s’interrogeant sur le sourire de l’acteur, le succès qui dévore, la prison de l’argent.

Poupaud s’est retrouvé dans des studios chinois reconstituant des décors du XVIIIsiècle, à jouer frère Attiret, un jeune peintre jésuite français épris d’une impératrice de la dynastie Qing. L’idée même est périlleuse. « Imaginez un réalisateur chinois débarquant à Versailles pour un film sur Louis XIV sans parler un mot de français, et qui tente d’imposer sa vision de l’Histoire à une équipe de techniciens bien de chez nous », explique Melvil Poupaud. « Tu es frère Attiret, tu as sa possibilité de séduction, d’intelligence, de sérieux », a insisté le réalisateur. « Et l’impératrice est jouée par Fan Bingbing », la Monica Bellucci chinoise, immense star populaire en Chine. L’obsession originale, « un acteur n’est pas un artiste », s’est glissée dans son bagage. Dans l’étouffant été pékinois, oublié par la production dans une chambre d’hôtel, il a commencé à écrire, s’interrogeant sur le sourire de l’acteur, le succès qui dévore, la prison de l’argent. Puis le tournage, digne du Fitzcarraldo de Werner Herzog, l’a happé. Sa plume s’est envolée. Melvil, prénommé ainsi car sa mère adorait Moby Dick, a trouvé sa voix.

Il a trois semaines pour apprendre ses répliques en mandarin, langue dont il ignore tout. Sur le plateau, « Mei er wei er po bo » (son surnom phonétique) est pris de vertige dès la première scène, face à un eunuque joué par un acteur de théâtre taïwanais : « Qu’est-ce qu’il me dit ? Je sens que cela va être à moi de l’ouvrir. “Chen zong guan, qing shuo ?”… Mais qu’est-ce que j’ai bien pu lui raconter pour qu’il me regarde comme ça ? », écrit-il.

« Les mots au cinéma n’ont que très peu d’importance. L’acteur est dans un tel état second au moment des prises, absent au monde, qu’il ne pense jamais à ce qu’il dit ! » Melvil Poupaud

La nuit suivante, Jean-Pierre Léaud lui rend visite dans son cauchemar éveillé. L’acteur qui incarne Antoine Doinel est connu pour répéter inlassablement son texte, « dans le but ultime de ne plus avoir à penser, mais seulement être là ». C’est cela, être artiste, se dit Poupaud dans la nuit pékinoise. « Les mots au cinéma n’ont que très peu d’importance. L’acteur est dans un tel état second au moment des prises, absent au monde, conditionné, autoguidé, qu’il ne pense jamais à ce qu’il dit ! »

Le lendemain, il prononce le chinois sans peine. Prêt à donner la réplique à l’étoile Fan Bingbing. « Il faut que tu la joues aussi star qu’elle, aussi intouchable, conseille Charles de Meaux, qui vient de passer plus d’un an en Chine et sait comment garder la face. Tu restes dans ta loge et tu attends que l’assistant vienne te chercher. » La loge en question est une cabane de chantier coincée entre deux hangars. Melvil Poupaud y mijote pendant des heures, espérant griller la politesse à la star retenue par des centaines de fans aux portes des studios. Il songe à « Ma Sai Luo Ma Si Chu An Ni » (Marcello Mastroianni) « qui n’hésitait pas à comparer son métier de comédien à celui de pute. Tout simplement. » Aujourd’hui, l’acteur confie : « Il m’est arrivé de ressentir ça, de temps en temps, être payé pour mes charmes. »

Fier de s’être « rêvé en héros »

Le film devait s’achever par une scène muette, son personnage peignant le visage de l’impératrice dans une ambiance érotique. La censure s’y est opposée. « Une seule allusion au sexe, et le film est interdit. Fan Bingbing serait grillée pour cinq ans, a expliqué Charles de Meaux. En Chine, on n’a pas le droit de filmer un curé en train de prier, alors imagine un jésuite en train de chauffer la femme de l’empereur ! »

Melvil Poupaud joue un jeune peintre jésuite français dans « The Lady in the Portrait », un film de Charles de Meaux, actuellement en postproduction en Chine. | Pascal Amoyel pour M Le magazine du Monde

Melvil Poupaud est rentré à Paris, ses notes, photos, dessins dans la poche. Fier de s’être « rêvé en héros », et débarrassé pour un temps de son complexe de non-artiste. Charles de Meaux l’a rappelé pour lui demander de faire son propre doublage en mandarin, histoire d’impressionner la production chinoise. « J’ai usé trois coachs, on a refait le film entièrement une dizaine de fois, une torture… » La légèreté et l’aventure n’avaient duré qu’un temps. Melvil Poupaud était revenu à son idée fixe.

« Voyage à Film City », de Melvil Poupaud. Éd. Pauvert. 176 p. 18 €.