Des négociations se sont ouvertes lundi 23 janvier à Astana, la capitale du Kazakhstan, sous l’égide de la Russie, de la Turquie et de l’Iran. | KIRILL KUDRYAVTSEV / AFP

Après l’échec des négociations organisées à Genève, au printemps 2016, un nouveau round de pourparlers intersyriens s’est ouvert, lundi 23 janvier, à Astana, la capitale du Kazakhstan. Cette grand-messe diplomatique, qui est orchestrée par la Russie et survient un mois après la reprise des quartiers est d’Alep par les forces progouvernementales, vise à consolider le cessez-le-feu décrété à la fin décembre.

L’événement est censé préparer le terrain à la relance de négociations plus politiques, programmées pour le 8 février à Genève, sous l’égide des Nations unies. Le partenariat inédit noué par Moscou avec, d’une part, l’Iran, allié indéfectible de Damas, et, d’autre part, la Turquie, parrain de la rébellion, suffira-t-il à rapprocher les belligérants ? Passage en revue des participants à la conférence, de leurs motivations et de leurs objectifs souvent antagoniques.

  • Les organisateurs

Moscou, la puissance invitante

Après sa victoire militaire à Alep, le Kremlin cherche une victoire diplomatique à Astana, susceptible de consacrer son rôle désormais pivot au Proche-Orient. Une percée dans la capitale du Kazakhstan permettrait à Moscou d’aborder ses relations avec la nouvelle administration américaine en position de force. Même si les autorités russes ont invité à Astana Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU sur la Syrie, il ne leur déplairait pas que la conférence débouche sur un processus de paix concurrent, voire alternatif à celui de Genève, jusque-là stérile.

Dans cette optique, Moscou aura à cœur de démontrer qu’il est plus productif de négocier avec les représentants des groupes armés – qui dirigent la délégation de l’opposition à Astana – qu’avec le haut-comité des négociations, le bras diplomatique des anti-Assad, principalement composé de dissidents en exil, qui était à la manœuvre sur les bords du lac Léman.

Ankara, le tuteur intéressé des groupes armés

Longtemps fer de lance du front anti-Assad sur la scène régionale, la Turquie a récemment recentré son action en Syrie sur la lutte contre les séparatistes kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique) et les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI). Ce changement de priorité, perceptible dans le silence assourdissant d’Ankara pendant la bataille d’Alep, fait qu’aujourd’hui, la Turquie n’agit plus tant en avocat des groupes armés, qu’en tuteur, exigeant et critique. Si une dizaine de ces formations ont accepté de s’asseoir à la table de leur bourreau russe, c’est en raison, en partie, des pressions du pouvoir turc.

Ankara a besoin de s’attirer les bonnes grâces de Moscou pour consolider sa mainmise sur la zone que son armée a conquise, dans le nord de la Syrie, entre Djarabulus et Azaz, avec l’aide d’ex-brigades anti-Assad, reconverties dans la lutte contre l’EI et le PYD. Un territoire tampon destiné à empêcher les Kurdes de prendre le contrôle de la zone frontalière. L’instauration d’un cessez-le-feu durable pourrait permettre à Ankara de rallier d’autres combattants à sa cause « antiterroriste », en vue d’une possible offensive contre Manbij, une ville tenue par le PYD, et surtout Rakka, le quartier général de l’EI en Syrie.

Téhéran, le protecteur sourcilleux de Damas

En théorie, Téhéran ne peut que se réjouir du fait que Moscou s’érige en juge de paix dans la crise syrienne. L’intervention militaire russe n’a-t-elle pas sauvé la mise de Bachar Al-Assad, l’allié numéro un des Perses au Proche-Orient, passerelle indispensable vers la milice chiite libanaise du Hezbollah, qui est elle-même un maillon essentiel du dispositif de dissuasion iranien face à Israël et aux Etats-Unis ?

Dans les faits, cependant, le partenariat russo-iranien est loin d’être simple. Téhéran s’est par exemple opposé haut et fort à l’invitation envoyée par Moscou à la nouvelle administration Trump, qui n’est finalement représentée que par l’ambassadeur des Etats-Unis à Astana. En décembre, les milices chiites pro-iraniennes déployées en Syrie, dont le Hezbollah, ont failli faire capoter l’accord russo-turc sur l’évacuation des rebelles d’Alep. A Astana, la République islamique officie comme le gardien sourcilleux des intérêts du clan Assad. Elle devrait veiller, si un mécanisme de protection du cessez-le-feu est trouvé, à ce que celui-ci favorise Damas au maximum.

  • Les négociateurs

Le pouvoir syrien est représenté à Astana par son ambassadeur à l’ONU, Bachar Al-Jaafari (à gauche), ci-dessus en discussion avec Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU sur la Syrie, à Astana le 23 janvier. | STANISLAV FILIPPOV / AFP

Le régime syrien en position de force

Le pouvoir syrien est représenté à Astana par son ambassadeur à l’ONU, Bachar Al-Jaafari, qui a participé aux deux précédents rounds de négociations, organisés à l’hiver 2014 et au printemps 2016, à Genève. La délégation du régime comprend aussi l’ambassadeur syrien à Moscou, Riad Haddad, ainsi que plusieurs conseillers du ministère des affaires étrangères.

Damas n’aimerait pas se contenter d’un simple accord renouvelé de cessez-le-feu, dont les rebelles, dans son esprit, pourraient profiter pour se réorganiser, après le coup de massue qu’a constitué pour eux la perte d’Alep-Est. Bachar Al-Assad, comme il l’a déclaré la semaine dernière, conçoit la conférence d’Astana comme un prélude à la reddition de ses ennemis, qu’il insiste à qualifier de « terroristes ».

Les rebelles à bout de forces

La délégation de l’opposition syrienne à Astana est conduite par des représentants d’une série de groupes armés. On y trouve aussi bien des unités modérées, estampillées Armée syrienne libre (ASL), comme l’Armée d’Idlib, une brigade qui a les faveurs des Etats-Unis, que des formations plus radicales, comme l’Armée de l’islam, un groupe salafiste pro-saoudien, présent dans la banlieue orientale de Damas. C’est le conseiller politique de ce dernier, Mohamed Allouche, qui fait office de négociateur en chef.

Encore sous le choc de la perte d’Alep, les rebelles doivent composer avec deux objectifs divergents : d’un côté, coller aux mots d’ordre de la « révolution », ce qui suppose de cantonner les discussions à la consolidation du cessez-le-feu, dont ils ont un besoin vital, à la libération de prisonniers et à l’acheminement d’aide humanitaire ; et, de l’autre côté, maintenir le contact avec les Russes, dont ils recherchent, sans l’avouer explicitement, la protection, les Etats-Unis et les Européens leur ayant cruellement fait défaut sur ce plan-là.

C’est le dilemme des rebelles : faire comme si le renversement du régime était toujours possible, comme si la chute d’Alep n’avait rien changé, au risque de s’attirer – à nouveau – les foudres de Moscou ; ou bien admettre de facto la défaite, mettre en sourdine l’exigence de départ de Bachar Al-Assad, dans l’espoir de préserver le peu de territoire qui leur reste, mais au risque de se couper de leur base.

  • Les observateurs

Etats-Unis, Union européenne et ONU sur le strapontin

Ils étaient les maîtres d’œuvre des précédents pourparlers de paix à Genève, aux côtés de la Russie. A Astana, les Etats-Unis, les grands pays européens et l’ONU se contentent d’un strapontin. Les premiers sont représentés par leur ambassadeur au Kazakhstan, les seconds par quelques diplomates obligés de faire profil bas et la troisième par l’envoyé spécial sur la Syrie, Staffan de Mistura. C’est à lui qu’il revient de protéger le processus de Genève et l’idée de transition politique qui le sous-tend.

Les salafistes en plein dilemme

Au sein de la rébellion non-djihadiste, deux importants groupes armés ont refusé d’aller à Astana : les salafistes d’Ahrar Al-Cham et les islamistes de Noureddine Zinki. Les premiers sont écartelés entre deux courants : l’un pro-Al-Qaida, qui prône une alliance avec le Front Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra), émanation en Syrie de la nébuleuse djihadiste, et l’autre pro-Turquie, qui appelle à un rapprochement avec les modérés de l’ASL.

Même si cette dernière branche est censée être la plus puissante, et en dépit des pressions d’Ankara, la direction d’Ahrar Al-Cham a opté pour un boycottage de la conférence, de peur que le Front Fatah Al-Cham ne prenne ombrage d’une éventuelle participation, tout en soulignant qu’il pourrait soutenir les résultats d’Astana s’ils sont positifs. Mauvaise pioche : quelques heures après l’annonce de cette décision, les djihadistes attaquaient des bureaux d’Ahrar Al-Cham dans la province d’Idlib…

Le groupe Noureddine Zinki, pour sa part, a longtemps joui du label ASL et des financements externes qui vont avec. Mais il a perdu le soutien des Etats-Unis et de ses alliés arabes au fur et à mesure que ses combattants se radicalisaient. Son rejet d’Astana s’explique aussi par la crainte de rétorsions de la part du Front Fatah Al-Cham.

Les djihadistes dans le collimateur

Les deux organisations djihadistes présentes sur le champ de bataille syrien, l’EI et le Front Fatah Al-Cham, n’étaient pas invitées à Ankara. Et pour cause : la première est l’ennemie numéro un de la communauté internationale, combattue à des degrés divers par toutes les forces armées en Syrie, qu’elles soient pro ou anti-Damas. La seconde, qui est mieux intégrée dans la rébellion et ne mène pas d’actions terroristes à l’étranger comme l’EI, a généré moins d’hostilités. Mais les frappes irrégulières dont elle est la cible de la part des Etats-Unis depuis deux ans se sont brutalement intensifiées en début d’année.

Jeudi 19 janvier, une centaine de combattants de Fatah Al-Cham ont ainsi péri dans le bombardement par l’aviation américaine d’un de ses camps d’entraînement, dans la région d’Idlib.

Un cessez-le-feu durable pourrait accélérer le déclenchement d’une nouvelle guerre que beaucoup d’observateurs jugent inévitables, entre rebelles modérés et djihadistes.