Arrivé de La Scala de Milan en août 2014, Stéphane Lissner est depuis trois ans aux manettes de l’Opéra de Paris, seule maison d’opéra à posséder deux entités, le Palais Garnier (2 000 places) et l’Opéra-Bastille (2 700 places). Après une première saison en forme de manifeste (Moïse et Aaron, de Schoenberg), une deuxième saison en cours pariant sur une création mondiale (Trompe-la-Mort de Luca Francesconi), la saison 2017-2018 semble plus consensuelle, qui fait notamment la part belle à l’opéra italien. Néanmoins, avec dix nouvelles productions sur 21 spectacles lyriques programmés, l’Opéra de Paris fait montre d’une audace et d’un dynamisme le plus souvent absents des plus grandes maisons d’opéras.

Quel bilan tirez-vous de vos trois premiers exercices à l’Opéra de Paris ?

Ma première satisfaction est à la fois humaine et professionnelle. J’ai acquis un profond respect pour le personnel de cette maison qui produit plus de 400 représentations par an. Nous avons signé nombre d’accords avec les syndicats. Sur 1 200 représentations en trois ans, nous n’avons eu qu’une dizaine d’annulations, dont deux seulement n’étaient pas liées à la loi El Khomry. Bien sûr, il y a toujours des points d’achoppement. Mais Le lendemain des attentats au Bataclan, tout le monde était là, à 8 heures, sur le plateau du Palais Garnier. Sans cela, nous n’aurions jamais été prêts pour présenter le diptyque Château de Barbe-Bleue de Bartok et La Voix humaine de Poulenc, qui débutait le 20 novembre 2015.

Et sur le plan financier ? L’Opéra de Paris a perdu quelque huit millions d’euros de subventions depuis quelques années…

Les subventions ont en effet chuté de 106 à 98 millions d’euros, un processus que nous avons réussi à enrayer cette année en obtenant une stabilisation de la subvention. Depuis mon arrivée, nous avons donné 1 174 représentations devant 2 millions de spectateurs –1 989 989 exactement! Et je viens de prendre connaissance des chiffres de fréquentation pour ma première « vraie » saison : en 2015-2016, le taux de remplissage a atteint 92,5% (entre 88% et 90% pour Moïse et Aaron de Schoenberg). Un constat que corrobore l’augmentation substantielle des billets vendus pour la même période : 350 000 entre septembre 2015 et janvier 2016. Entre septembre 2016 et janvier 2017, 375 000 billets ont été vendus, soit 10% de plus, ce qui est beaucoup par les temps qui courent. Quant au mécénat, il est en hausse de 70% : nous sommes passés de 10 à 17 millions d’euros. Je mets cela sur le compte de la confiance que cette maison inspire désormais.

En dehors des problèmes liés à la sécurité, les attentats ont-ils changé quelque chose dans votre approche de l’opéra ?

Nous avons dépensé un million d’euros pour la sécurité, pour moitié apporté par l’Etat. Mais, au-delà, cela me conforte dans l’idée que l’opéra doit rester un lieu de confrontation avec les grandes questions politiques et sociales qui traversent le monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi je privilégie les chefs d’orchestre et les metteurs en scène capables de réfléchir à la dramaturgie des œuvres de façon à mettre en résonance l’opéra avec l’actualité. Nous sommes aussi désormais un rempart et un bastion capable de défendre des valeurs, même si on préférerait donner plus d’accès à l’opéra. Gerard Mortier, qui était un militant, a profondément inspiré l’histoire de cette maison. Il a permis aux gens de réfléchir sur la mission d’un théâtre public et de l’Opéra de Paris. C’est pourquoi je lui ai rendu hommage lors de la reprise d’Iphigénie en Tauride de Gluck mis en scène par Krzyzstof Warlikowski, qu’il avait programmé en 2006.

Comment atteindre le plus grand nombre si l’opéra, et vous le reconnaissez, reste encore trop élitaire ?

Nous avons constaté une progression de 15% des moins de 18 ans dans le public en général : 110 000 spectateurs sur 850 000 grosso modo. Il y a bien sûr l’effet « avant-premières » mais pas seulement, même si cette année, les 12 représentations à dix euros réservées au moins de 28 ans, soit 25 000 spectateurs, ont touché 58% d’un public qui n’était jamais venu à l’opéra ou au ballet. Mais il faut encore aller plus loin. C’est pourquoi, nous avons monté l’opération « Première fois à l’opéra » : 25 euros pour le parent, 10 euros pour l’enfant sur un quota global de 1 000 places pour 4 spectacles, deux opéras (La Veuve joyeuse et Le Barbier de Séville) et deux ballets (La Fille mal gardée et Don Quichotte). Il y aura aussi sur une dizaine de spectacles à 40% de réduction pour les moins de 40 ans (25 000 spectateurs pour 9 opéras et 1 ballet). Enfin, 10% en moins sur les abonnements à partir d’un cumul de six spectacles. Je reste conscient qu’il faut faire encore plus et j’y travaille.

La programmation fait cette année la part très belle à l’opéra italien, une valeur sûre. Faut-il y voir un infléchissement vers un répertoire plus grand public ?

Dans tous les théâtres lyriques, l’opéra italien représente généralement de 30 à 50 % de la programmation. Cela dépend des saisons. L’important est de savoir comment on aborde ce répertoire. Si c’est en proposant, comme je le crois, ce qui se fait de mieux en matière de chanteurs, de chefs et de metteurs en scène, il n’y a pas de raison de s’en priver. Et puis il y aura l’événement du Don Carlos, écrit par Verdi pour l’Opéra de Paris, dans sa version de 1867 que l’on n’entend jamais. Quasi cinq heures de musique mises en scène par Kzyzstof Warlikowski, dirigées par Philippe Jordan, avec une distribution d’exception : Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Ludovic Tézier, Elina Garanca, Ildar Abradzakov…

On connaît votre goût pour le théâtre et le soin que vous avez apporté au choix des metteurs en scène. Quid de la partie musicale ?

La liste des chanteurs ci-dessus est une réponse. Le plus difficile n’est pas de les inviter mais de les fidéliser. C’est pourquoi, nous les accueillons avec beaucoup d’attention. Mais je voudrais aussi insister sur l’accent apporté aux chefs d’orchestre, y compris pour les reprises. Par exemple, l’Allemand Dan Ettinger, un jeune très talentueux, qui sera dans la fosse pour La Traviata de Verdi mais aussi pour La Clémence de Titus de Mozart. Sinon, je constate qu’Esa-Pekka Salonen est revenu, que Gustavo Dudamel et Vladimir Jurowski arrivent. Tout cela est dû au travail de Philippe Jordan qui a fait de l’Orchestre de l’Opéra de Paris une phalange de réputation internationale.

Parmi les productions qui vous tiennent particulièrement à cœur, la reprise du fameux De la maison des morts de Janacek, dirigé alors par Pierre Boulez et mis en scène par Patrice Chéreau…

Quand on a monté le projet à Vienne en 2007, Pierre Boulez [mort en 2016] et Patrice Chéreau [ mort en 2013] ne s’étaient pas revus depuis le fameux « Ring » du centenaire à Bayreuth (1976-1980). A l’époque, Boulez avait accepté de diriger à Vienne, Amsterdam et Aix-en-Provence. Mais il était entendu qu’Esa-Pekka Salonen reprendrait ensuite le flambeau. C’est pourquoi il est venu assister à leur travail à Vienne. Quant à Patrice, il savait qu’il allait disparaître, et c’est lui qui a choisi avec Salonen les chanteurs qui seront sur scène. Une exposition consacrée à Patrice Chéreau se triendra à la Bibliothèque de l’Opéra du 18 novembre au 3 mars 2018.

Il semblerait que vous ayez repris la main sur la programmation de l’Académie lyrique jusqu’alors confiée à ses seuls responsables ?

Oui, je travaille en coordination avec eux, mais c’est moi qui décide. Cette année, j’ai choisi un classique du XXème siècle, Reigen (La Ronde), de Philippe Boesmans, que j’ai proposé à une jeune metteuse en scène, Christiane Lutz. Mais le plus important est que l’Académie va changer de dimension. Grâce à la Fondation Bettencourt Schueller, elle va s’ouvrir aux métiers d’art : costume, maquillage, perruque, menuiserie, matériaux composites, ingénierie de construction de décors – un nouveau métier. Ce sont les gens de la maison qui l’animeront pour assurer la transmission de leur savoir. Ce gros projet à un million d’euros s’ajoute aux chanteurs, et aux musiciens. Avec pour mot d’ordre, conservation du patrimoine et du savoir-faire et laboratoire de recherche et d’expérimentation.

En contrepartie d’un départ de l’Opéra de Paris des Ateliers Berthier en 2022 au profit de la future Cité du Théâtre, vous avez obtenu le budget de 60 millions d’euros pour financer la salle modulable voulue par Pierre Boulez et jamais finalisée...

Cette salle modulable de 800 places fait en effet partie du projet initial de l’Opéra Bastille. Elle pourra servir de salle de répétition, ce qui nous permettra de programmer plus de représentations à Garnier. Nous pourrons enfin pratiquer des tarifs vraiment bas et imaginer des projets pointus et très novateurs autour de la musique et de la danse. Et rien ne nous empêchera aussi d’en exploiter la location afin d’aider à son autofinancement.

On annonce la sortie prochaine d’un film du réalisateur suisse Jean-Stéphane Bron sur l’Opéra de Paris. Comment a-t-il travaillé avec vous?

Jean-Stéphane Bron vient de passer presque deux ans chez nous. Son film, intitulé L’opéra, sortira le 5 avril dans les salles. Dans une interview, il a tenu des propos sur la maison qui me semblent résumer parfaitement ce que je ressens moi-même : « C’est un lieu d’excellence où seul le résultat final compte, tout spectacle doit être parfait, la saison doit être réussie. Tous ces objectifs s’incarnent dans la douleur et la difficulté mais ils sont portés par un profond désir. Or, le désir qui anime cette tour d’ivoire me semble être précisément ce qui fait cruellement défaut à l’extérieur, dans nos sociétés qui n’arrivent plus ou très difficilement à s’inventer un avenir commun. »