LA LISTE DE NOS ENVIES

Au menu ce jeudi : une parodie de Lucky Luke, une ode au « génie de la bêtise », une traversée du XXe siècle chinois, le roman de réconciliation d’une fille adressé à sa mère.

BD. « Jolly Jumper ne répond plus », de Guillaume Bouzard

Faire la parodie d’une œuvre qui est elle-même une parodie peut s’avérer périlleux. Bouzard relève brillamment le défi avec cette réinterprétation – le mot n’est pas trop fort – de Lucky Luke, série iconique de la bande dessinée franco-belge dont le propos, rappelons-le, est de détourner à des fins humoristiques les codes du western hollywoodien.

Avec l’énergie d’un Joe Dalton concassant des pierres dans la cour du pénitencier, Bouzard réduit en miettes la mythologie du cow-boy créé par Morris il y a soixante-dix ans. Son addiction à la brindille (qui a remplacé sa cigarette dans les années 1980), son accoutrement aux couleurs du drapeau de la Belgique (le pays de Morris), la rapidité avec laquelle il dégaine son pistolet au mépris de son ombre deviennent un motif de gags en soi.

La trame de l’histoire s’inscrit dans la même veine, puisque Jolly Jumper a perdu la parole, don qui lui permettait jusque-là de proférer des réflexions à voix haute à la manière d’apartés. Le pauvre Lucky Luke en est tout retourné, au point de se demander si son côté « lonesome cow-boy » n’est pas la raison de ce mutisme. Frédéric Potet

DARGAUD

« Jolly Jumper ne répond plus », de Guillaume Bouzard, Dargaud, 48 pages, 14 €.

SOTIE. « Le Génie de la bêtise », de Denis Grozdanovitch

« La bêtise est de vouloir conclure », observait Flaubert, qui laissa précisément inachevé son Bouvard et Pécuchet, source matricielle de la réflexion contemporaine sur le sujet, à laquelle Denis Grozdanovitch fait souvent référence dans ce Génie de la bêtise, vagabondage autobiographique et littéraire, dont la forme digressive rappelle le Petit traité de désinvolture et Rêveurs et nageurs (José Corti, 2002 et 2005), du même écrivain.

Au péremptoire, cet ancien sportif de haut niveau a toujours préféré le contradictoire et l’aléatoire. Tout ce qui, en somme, crée du « jeu ». Terme entendu au sens ludique mais aussi mécanique, lorsque deux rouages ont leur articulation mal ajointée.

Et ce n’est pas dans ce nouvel ouvrage que ce spécialiste de l’amorti et du contre-pied envisage de resserrer l’écrou ou de clore la discussion : « Se maintenir dans l’indétermination, la suspension du jugement, note-t-il, reste une attitude mieux accordée à ce réel mouvant, protéiforme et vague au sein duquel nous évoluons. » Pour bénéfique qu’il soit à l’administration, tout choc de simplification est, de fait, dévastateur dans le domaine des idées. Macha Séry

GRASSET

« Le Génie de la bêtise », de Denis Grozdanovitch, Grasset, 320 pages, 20 €.

LIVRE ILLUSTRÉ. « Notre histoire. Pingru et Meitang », de Rao Pingru

Notre histoire raconte la vie, la rencontre, les infortunes et la réciproque tendresse de Pingru, l’auteur, né en 1922, et de Meitang, sa femme, disparue il y a presque dix ans. Deux destins simples, mais qui ne furent guère épargnés, s’exposent dans cette autobiographie double – un genre nouveau et d’un charme infini – qui se déploie dans les interstices de la grande histoire du XXe siècle chinois.

A l’encre et à l’aquarelle, dans un style naïf, Pingru évoque d’abord la vie d’avant le mariage, et en particulier le moment où il s’engage dans l’armée nationaliste pour défendre son pays face aux Japonais. Ses cinq années de combats figurent parmi les pages les plus passionnantes. « Au milieu du feu des explosions, je me dis, serein : peut-être cet endroit sera-t-il mon tombeau ? Un ciel bleu, des nuages blancs, des montagnes luxuriantes, c’était un bel endroit pour mourir. » Il n’en sera rien. Il va pouvoir épouser Meitang, puis repartir à la guerre, civile cette fois. Après la victoire des communistes, il est victime d’une purge politique et envoyé dans un camp de travail. La séparation d’avec Meitang durera vingt-deux ans. François Bougon

SEUIL

« Notre histoire. Pingru et Meitang » (Pingru Meitang : wolia de gushi), de Rao Pingru, traduit du chinois par François Dubois, Seuil, 360 pages, 23 €.

ROMAN. « L’Abandon des prétentions », de Blandine Rinkel

Dans le premier roman de Blandine Rinkel, 25 ans, le centre est en périphérie. La narratrice y fait le portrait de sa mère, Jeanine, toute jeune retraitée de l’éducation nationale qui reçoit le monde entier dans sa cuisine : damnés de la terre, marins d’Ukraine ou migrants de Syrie, chats errants d’ici et d’ailleurs.

A la suite du personnage principal, « qui n’aime aujourd’hui rien tant que voyager sur place », le lecteur glisse dans le temps et l’espace, les cultures et les langues. Le sujet est politique mais L’Abandon des prétentions ne l’est pas tant (ou pas de cette manière). Il s’agit plutôt d’un livre de voyage – à la manière du Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre (1794), un « tour du monde dans sa cuisine ».

Il s’agit d’un roman d’amour et de réconciliation, aussi, qui ne règle rien mais qui dit beaucoup, avec tendresse et justesse, tout simplement. Autant d’une mère et de sa fille que des relations passionnées (et ambiguës) entre un ici et un ailleurs qui se mélangent sans se confondre. Nils C. Ahl

FAYARD

« L’Abandon des prétentions », de Blandine Rinkel, Fayard, 248 pages, 18 €.