A l’hôpital de la Timone, à Marseille, le 11 janvier. | BORIS HORVAT / AFP

« Personne ou presque ne parle plus de l’« état de santé » des hôpitaux publics. Pourtant, la situation que Sabrina Ali Benali – devenue en quelques jours l’interne la plus célèbre de France – a dénoncée, le 11 janvier, dans une vidéo vue 11 millions de fois sur Facebook, fait particulièrement écho à la vie de tous les jours dans les couloirs de nos services : de l’absence de lits disponibles au manque de temps à passer au chevet de nos patients, tout fait sens. Plus que cette question que beaucoup ont semblé considérer comme cruciale : Sabrina Ali Benali est-elle bien interne à l’assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), ou non ?

Il y a à peine trois semaines, lors d’un stage en tant qu’externe au sein des urgences pédiatriques d’un hôpital public de Lorraine, un garçon de 14 ans est amené par sa mère pour un syndrome dépressif majeur caractérisé, doublé d’une addiction aux jeux vidéos. Comment oublier sa détresse et ses pleurs lorsque, à peine trente secondes après avoir commencé à lui parler seul à seul, il fond en larmes ? Impossible alors de ne pas trouver écho dans les propos de Sabrina Ali Benali lorsque la seule solution que nous avons trouvée a été de lui faire passer la nuit dans le brouhaha continu des urgences.

Des individus qui continuent de souffrir et d’attendre

Plus de place en pédiatrie. Aucun service de pédopsychiatrie ou de pédiatrie dans les environs ne peut l’accueillir. Alors, nous nous consolons presque en se disant que dans ce même hôpital, du côté des urgences adultes, il y a eu un pic avec plus de douze heures d’attente la semaine dernière. Des urgences saturées, dépassées, et des individus qui continuent de souffrir et d’attendre des soins dans une salle d’attente bondée.

Comment ne pas se souvenir des propos d’un de mes anciens chefs de service s’adressant à ses internes : « Vous voyez cette patiente qui vient d’un autre hôpital pour se faire sonder, il aurait fallu l’admettre chez nous et lui réserver un lit. Sinon, on perd beaucoup d’argent pour le service. » Peu importe qu’elle vienne d’un hôpital situé à seulement deux minutes à pied. Peu importe que le sondage ne dure qu’une demi-heure au maximum. Peu importe le confort de cette patiente atteinte d’un cancer, qui, si nous l’avions écouté, aurait été obligée de changer d’hôpital pour une seule nuit.

Absurde, certainement. Illogique ? Pas quand on connaît le mode de financement des hôpitaux français. Rentabilité, on vous dit. Ce chef de service craint simplement pour le budget de son service et pour son nombre de lits. Il joue selon les règles du jeu. Celles de la « T2A » (la « tarification à l’acte »), qui fait que les moyens financiers des hôpitaux dépendent du volume et du type d’actes réalisés.

Alors, les mots de Sabrina Ali Benali résonnent en chacun de nous, soignants. Le problème n’est pas tant qu’elle soit dans un hôpital de l’AP-HP ou dans un autre. Ce qu’elle décrit, ce qu’elle vit, nous le partageons presque tous en France. Les cernes et l’épuisement des soignants en sont la preuve.

Empêcher le bateau de sombrer

Cette semaine, mais aussi au mois d’août et de novembre, les infirmières et infirmiers manifestaient pour protester contre la dégradation de leurs conditions de travail. Avec un message : « Combien de suicides de soignants vous faudra-t-il pour réagir ? » Triste, mais profondément réaliste.

Pourtant, ces deux dernières semaines, les différents responsables politiques et médiatiques ont passé plus de temps à polémiquer sur le lieu d’exercice de la jeune femme plutôt qu’à répondre aux problèmes soulevés. Pointer l’arbre qui cache la forêt, ou dans ce cas, le petit rhume qui occulte l’insuffisance cardiaque. Même si Sabrina Ali Benali a fait preuve d’élégance en refusant de divulguer le nom de l’hôpital où elle effectuait son stage, pour protéger ses patients et toutes celles et ceux qui font leur possible pour empêcher le bateau de sombrer.

En attendant de réelles réponses à la souffrance de l’hôpital public qui se meurt doucement, je retournerai en stage la semaine prochaine. Regarder à nouveau les cernes de mes collègues aides-soignants, infirmières, internes et médecins. Me dire ô combien Sabrina Ali Benali a raison quand elle affirme que « l’hôpital ne tient que grâce à la dévotion des professionnels ». Me rappeler que ceux qui décident pour nous préfèrent détourner l’attention et le regard face aux véritables problèmes que nous affrontons au quotidien. Et surtout continuer d’opposer leurs mots futiles face aux maux réels de nos hôpitaux.

La semaine dernière, pendant sa pause déjeuner, une infirmière s’autorisait à jeter un œil à un catalogue proposant des séjours en France pour cet été. « De toute façon, on ne sait toujours pas si et comment nous pourrons prendre de vacances. Nous ne sommes même plus sûres d’être remplacées. » Alors, comme seule consolation, je porterai haut les mots de Patrick Pelloux, Christophe Prudhomme et Gérald Kierzek, trois médecins urgentistes qui, en soutien à Sabrina Ali Benali, ont déclaré dans une vidéo : « Il faut continuer à l’ouvrir, c’est la liberté de parole et d’engagement. »

Notre premier engagement est pour nos patients et la qualité des soins que nous leur portons. Notre liberté de parole en est l’incarnation. Puissent elle et d’autres continuer à l’ouvrir.

Dorian Cessa, étudiant en cinquième année de médecine à Nancy, et participant du « Monde Académie 2016 ».