Dean Issacharoff, Uri Erez  et Frima Bubis (de gauche à droite)  ont rejoint Rompre  le silence pour témoigner sur leur rôle  en Cisjordanie. | Tanya Habjouqa / Noor pour Le Monde

Une poignée de main, plus forte qu’un aveu. Le 24 mars 2016 à Hébron, en Cisjordanie, le soldat franco-israélien Elor Azaria vient d’exécuter d’une balle dans la tête un agresseur palestinien qui était déjà blessé et inerte. Quelques instants plus tard, sorti du périmètre de sécurité, il serre la main de Baruch Marzel. Celui-ci est l’un des colons les plus fanatiques et racistes de la ville. « Un homme bon », dira le soldat pendant son procès, en racontant que Baruch Marzel invitait souvent toute sa compagnie pour déjeuner, le samedi, lors du shabbat.

Cette poignée de mains a été un déclic pour Rompre le silence, l’une des plus importantes organisations non gouvernementales israéliennes. Composée de vétérans de l’armée, elle documente depuis 2004 les abus et les crimes commis dans le cadre de l’occupation en Cisjordanie, ou bien les guerres livrées dans la bande de Gaza. En avril 2016, l’ONG s’est adressée au chef d’état-major, le général Gadi Eizenkot, afin de lui demander d’ouvrir une enquête sur « la nature et l’impact » des relations étroites qui se sont développées entre l’armée et les colons.

La réponse écrite du haut gradé ne l’ayant guère satisfaite, l’ONG a décidé de rassembler dans un rapport intitulé « Le haut commandement », publié lundi 30 janvier, des dizaines de témoignages de soldats, de tous rangs et de différentes unités, qui ont fait leur service en Cisjordanie depuis quinze ans. Le tableau général est accablant. « Cette situation est le produit inévitable du mécanisme de contrôle de l’armée israélienne qui s’est formé en près d’un demi-siècle », conclut le rapport. A cette occasion, Le Monde a pu rencontrer plusieurs des témoins de l’ONG, parlant à visage découvert.

« Ils étaient partout »

Les appelés sont transformés en force de sécurité au service des colons, qui bénéficient d’une impunité quasi totale et d’un accès exclusif à des informations opérationnelles. Il arrive aussi à ces civils d’empêcher les militaires d’agir, voire de les attaquer. Les appelés sont soumis à la pression idéologique, amicale ou physique, des colons, faute d’ordres clairs de leur hiérarchie sur le comportement à adopter. Ce flou volontaire favorise l’extension des colonies et la perpétuation des abus et des expropriations contre les Palestiniens.

Les appelés sont soumis à la pression idéologique, amicale ou physique des colons

Dans chaque colonie juive en Cisjordanie existe un coordinateur civil chargé de la sécurité. Il est en liaison permanente avec l’unité de l’armée la plus proche. Selon l’état-major, ces coordinateurs ne font aucunement partie de la chaîne de décision opérationnelle. Les témoignages recueillis sous couvert d’anonymat par Rompre le silence traduisent une autre réalité. Dean Issacharoff, 25 ans, a servi entre 2011 et début 2015 au sein d’une unité spéciale de la brigade de Nahal. Il a été notamment déployé pendant plusieurs mois à Hébron, où 500 extrémistes colons vivent en état de siège, au cœur de la ville palestinienne. « Ils étaient partout dans nos baraquements, précise-t-il. Ils nous amenaient le café et les gâteaux, ils nous invitaient à déjeuner. Baruch Marzel nous racontait comment, pendant la seconde Intifada, il utilisait son arme. »

En janvier 2014, des colons d’Hébron ont offert une hache à un soldat qui avait atteint à la jambe un Palestinien ayant jeté un cocktail Molotov. Dean Issacharoff, lui, s’est fait un jour traiter de nazi : il a demandé à ses hommes de protéger, comme un bouclier, une famille palestinienne remontant une rue de la vieille ville, devant des colons en rage voulant s’en prendre à elle. Les soldats n’avaient pas le droit de toucher au moindre cheveu des colons. « On n’en a jamais vu un seul arrêté, résume l’officier. En Cisjordanie, ils forment une minorité qui se présente comme des pionniers dans un no man’s land. Or ce ne sont pas des pionniers, et ce n’est pas un no man’s land. » La crainte d’un affrontement ouvert entre colons et soldats a poussé les autorités israéliennes, au lieu d’appliquer la loi, à se pencher pendant des semaines sur le sort de 40 familles dans l’avant-poste d’Amona, dont l’expulsion était prévue par la Cour suprême fin décembre 2016. Au final, le compromis trouvé ne tient toujours pas.

Pas de sanctions

L’impunité des colons, c’est l’un des éléments les plus choquants pour certains appelés, issus de familles à l’éducation stricte. Frima Bubis, 22 ans, a grandi dans un foyer juif orthodoxe. Entre 2013 et 2015, elle travailla dans la salle des opérations régionales de l’administration civile, à l’entrée de Naplouse. « Les colons contrôlent la zone, dit-elle. Il n’existe pas d’ordres clairs et de régulations sur la façon de se comporter avec eux. Leurs jets de pierre ne sont pas considérés comme importants. » L’illustration la plus terrible rapportée par Frima Bubis concerne l’enlèvement d’un jeune Palestinien en 2014 par des colons de Givat Ronen. « Il a été tabassé pendant plusieurs heures, mais a réussi à s’échapper. On a été informé quand il était déjà hospitalisé. On a transmis l’information au brigadier général. La réponse fut : c’est vrai, on a vérifié, mais c’est terminé. Et puis plus rien, pas de police. Imaginez si des gosses palestiniens avaient jeté des pierres. On les aurait immédiatement arrêtés, interrogés, gardés des heures à la base. »

Même les violences commises par les colons contre les soldats ne sont pas suivies de sanctions. A quelques exceptions près. En janvier 2014, les pneus de la Jeep du commandant de la brigade régionale, venu rencontrer les colons à Yizhar, ont été crevés. L’armée a répondu en détruisant plusieurs habitations. Des émeutes ont éclaté, conduisant à une mesure exceptionnelle : la transformation par la force de la yeshiva (école religieuse), lieu de convergence des jeunes fanatiques, en base militaire.

« Ces colons nous haïssaient, se souvient le capitaine de réserve Uri Erez, qui a servi dans une unité de reconnaissance près de Yizhar, entre 2006 et 2011. Ils étaient immunisés contre nous car on n’avait pas le droit de les toucher. Ils nous lançaient des pierres ou des clous sous nos roues. Un jour, quatre colons en masques de ski étaient là. L’un a crevé les pneus de la Jeep. Un officier ne sachant que faire a tiré en l’air. Il a été ensuite réprimandé. » Parfois, les soldats ne communiquent que par téléphone portable, par sécurité, puisque les colons sont branchés sur leur fréquence radio. Par exemple, lorsqu’ils organisent un « cheval de Troie » avec les policiers aux frontières. Ces derniers s’installent à l’arrière dans leurs Jeep militaires et patrouillent. Eux ont le droit d’interpeller des colons. Ce qui arrive rarement.