La chancelière allemande, Angela Merkel, à Berlin, le 1er février. | ODD ANDERSEN / AFP

Le chaos judiciaire turc et la répression massive à l’encontre des auteurs présumés du coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 compliquent de plus en plus les relations déjà très difficiles entre Ankara et l’Union européenne. Alors que la chancelière allemande, Angela Merkel, doit se rendre en Turquie le 2 février pour une importante visite bilatérale, les autorités ont mis en garde Berlin, exigeant que l’Allemagne refuse les demandes d’asile formulées par une quarantaine de militaires turcs de l’OTAN dont nombre d’officiers de haut rang.

Les autorités turques accusent la confrérie islamiste de Fethullah Gülen d’avoir organisé le putsch. « Coopérer avec la terreur, c’est être dans le même sac que le serpent », a lancé le ministre de la défense, Fikri Isik, le 29 janvier, dans une vidéo publiée sur le site de l’agence progouvernementale Anadolu. Il affirme que « les autorités et les tribunaux allemands doivent y réfléchir très attentivement et absolument rejeter ces demandes ». « C’est une mise en garde à toute l’Europe », a-t-il renchéri.

Quelques jours plus tôt, les autorités turques avaient déjà réagi très durement à la décision de la plus haute juridiction grecque de ne pas extrader huit officiers qui, au lendemain du coup d’Etat raté du 15 juillet, s’étaient réfugiés dans le pays après s’être emparés d’un hélicoptère. Pour montrer leur détermination, les autorités turques ont envoyé, le 29 janvier, le chef d’état-major, Hulusi Akar, et une poignée d’autres généraux se faire photographier sur une barque dans la mer Egée devant l’îlot désert d’Imia – ou Kardak pour les Turcs qui le revendiquent. Les deux pays avaient été au bord de l’affrontement armé en 1996 à propos de ce bout de rocher.

Crainte « d’être emprisonné, voire torturé »

Deux jours auparavant, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, avait menacé de suspendre l’accord de réadmission des réfugiés conclu en mars 2016 entre la Turquie et l’UE. La menace est aussi un défi pour Berlin alors même que la chancelière avait joué un rôle-clé dans la négociation de ce texte très contesté qui a permis de tarir le flot des Syriens arrivant depuis les côtes turques.

« La procédure de demande d’asile de ces militaires est parfaitement légale et les interférences politiques ne peuvent avoir et elles n’auront aucune influence sur le processus », a rappelé Norbert Röttgen, président de la commission des affaires étrangères du Bundestag. Deux de ces officiers parlant sous pseudonyme et à visage couvert au Spiegel et à la chaîne de télévision ARD disent avoir peur, parce que les télévisions turques les qualifient de « traîtres » et de « terroristes ». « Les soldats qui sont victimes de purges ont ça en commun : nous avons réussi dans nos carrières, nous sommes tournés vers l’Ouest et nous défendons l’idée d’un Etat sécuralisé », a expliqué l’un d’eux, disant craindre « d’être emprisonné, voire torturé » s’il devait rentrer en Turquie.

Les autorités turques protestent en arguant de leur droit à poursuivre les auteurs présumés d’un coup d’Etat raté mais sanglant qui a fait près de 300 morts. Leur position n’en est pas moins de plus en plus fragile à cause des excès de la répression avec quelque 40 000 arrestations et plus de 90 000 fonctionnaires limogés.

Dans l’édition en anglais du grand quotidien Hürriyet, l’éditorialiste Semih Idiz relève :

« Les organisations de défense des droits de l’homme, les gouvernements occidentaux, les organisations internationales, dont la Turquie est membre, comme le Conseil de l’Europe ont tous exprimé leur préoccupation sur ce qu’ils considèrent plus comme des purges visant les opposants à Recep Tayyip Erdogan que comme des poursuites contre les auteurs et complices présumés du coup d’Etat »

Critiques et interrogations

Les autorités ont d’ailleurs pris conscience du risque. Afin d’éviter une mise en accusation devant l’assemblée du Conseil de l’Europe, le gouvernement turc a lâché un peu de lest. Tout en maintenant l’état d’urgence, il a pris trois décrets fin janvier limitant à sept jours au lieu de trente la garde à vue, autorisant la présence d’un avocat dès l’arrestation et instaurant une commission de recours pour les fonctionnaires limogés.

Dans un tel climat, la visite de la chancelière suscite de nombreuses critiques et interrogations. « Pourquoi maintenant ? », titre par exemple la Süddeutsche Zeitung. Les diplomates allemands reconnaissent qu’il n’y a rien à attendre d’un tel déplacement, qui risque d’apparaître de surcroît comme un soutien de M. Erdogan, à quelques semaines d’un référendum visant à établir le régime présidentiel qu’il appelle de ses vœux. Mais à Berlin comme dans nombre d’autres capitales européennes, on veut maintenir le lien avec un pays jugé stratégiquement essentiel.