Noureddine Ayouch. | CC BY 2.0

A priori, rien ne prédisposait Noureddine Ayouch à se faire le hérault de la darija, l’arabe marocain. Boucles de cheveux blancs qui encadrent un sourire bienveillant, l’œil alerte qui vous observe par-dessus ses lunettes rondes, le septuagénaire est à la tête d’une puissante agence de communication, Shem’s, créée en 1972 et aujourd’hui première sur le marché marocain. « Fils de pub », raillent ceux qui maîtrisent le français et veulent le cantonner à sa sphère de publiciste. « Un touche-à-tout, un éclectique qui ose bousculer les lignes », rétorque un ami. Car, grâce à M. Ayouch, la darija vient de gagner ses lettres de noblesse, au sens littéral, avec la sortie, en janvier, du premier dictionnaire darija-darija en alphabet arabe.

Une première. Jusque-là, seuls des guides de conversation pour les non-arabophones et des dictionnaires bilingues étaient disponibles. Quant au Dictionnaire Colin d’arabe dialectal marocain, il est rédigé en alphabet latin, un détail qui n’en est pas un au Maroc puisque les plus conservateurs jugent la darija vulgaire et refusent de la voir enseigner à l’école.

« Massacre à la tronçonneuse »

Une pierre lancée dans le jardin de l’arabe classique ? Le frondeur Nourreddine Ayouch n’en est pas à son coup d’essai. En 1997, il crée la fondation Zakoura pour l’éducation, qui lutte contre l’abandon scolaire et l’analphabétisme. Son expérience de terrain qui l’a « convaincu de la nécessité d’accueillir les enfants dans leur langue maternelle ». Egalement membre du Conseil supérieur de l’enseignement, une institution chargée de réformer l’éducation nationale, en échec au Maroc, il y poursuit son lobbying. Selon lui, l’arabisation mise en place au début des années 1980 « est un massacre à la tronçonneuse. Regardez le résultat : des générations qui ne maîtrisent ni l’arabe ni le français ». Selon le dernier recensement général de la population en 2014, un tiers des Marocains ne savent ni lire ni écrire.

Sa longue expérience en agence de communication lui a permis de confirmer son intuition : « Tous les spots des grandes marques ont été réalisés en darija dès les années 1970, car c’est la langue la plus pratiquée. »

Depuis un colloque international organisé en 2010, le publicitaire est en première ligne pour défendre l’usage de la darija comme langue d’apprentissage pour les premières années de l’école. Aboutissement d’un travail qui a duré quatre ans et demi, son dictionnaire a été préparé sous la direction de trois linguistes et compte un millier de pages pour définir 7976 mots. Le Centre de promotion de la darija, qui édite l’ouvrage, souhaite mettre le contenu en ligne prochainement sur un site collaboratif pour que les lecteurs proposent ajouts et modifications. Une grammaire et une conjugaison devraient suivre, avant de proposer des manuels didactiques.

Un arabe marocain « riche, varié et poétique »

Pas sûr que ces projets de culture participative apaisent les esprits. La polémique autour de la langue est tellement virulente au Maroc que certains médias arabophones, en réaction à la sortie du dictionnaire, n’ont pas hésité à qualifier Noureddine Ayouch de « sioniste ».

L’attaque, révélatrice de la pauvreté de l’argumentation sur le sujet lui-même, fait allusion au fait que l’ex-femme du publiciste est juive séfarade. Etrange résonance, car la question de l’antisémitisme n’est pas si éloignée de la passion d’Ayouch pour la darija. « J’ai eu des problèmes avec l’arabe classique depuis ma jeune enfance », confesse-t-il. Le « blocage » remonte à un enseignant du collège, à Fès. « Ce professeur d’arabe détestait les juifs. Il adorait Hitler en expliquant que c’était un bienfaiteur de l’humanité en général et des Arabes en particulier. »

Nourredine Ayouch reprend langue avec l’arabe en France, pendant des études entrecoupées par la pratique du théâtre. Fier d’avoir étudié à l’école publique marocaine, « jusqu’au lycée Moulay Driss » de Fès, il se définit lui-même comme « francophone ». « Ma femme aussi parle le français avec les enfants alors qu’elle est marocaine, poursuit-il. Mais ce qui me relie au Maroc, à mon identité, c’est ma langue maternelle qui est la darija. »

« Cette langue est riche, variée et poétique, explique-t-il. Elle exprime plus de choses que l’arabe classique car elle est la langue de l’affect et du quotidien, qui permet d’accéder à la culture et de la transmettre, même quand on est analphabète. » Et de prendre en exemple le malhoun, répertoire oral et vivant de la poésie marocaine en darija.

Pour le publicitaire, le refus de reconnaître à l’arabe marocain un statut de langue à part entière relève de l’aveuglement. « Un jour, au théâtre, je regardais une pièce en arabe classique. Je ne comprenais pas tout. Quand j’ai demandé à mes voisins, j’ai découvert qu’aucun d’eux n’avait compris. » Comme l’enfant du conte d’Andersen, Ayouch est celui qui dit que le roi est nu : « La plupart de ceux qui m’attaquent ne maîtrisent pas l’arabe classique, qu’ils ne parlent pas à la maison. » « Le dictionnaire d’Ayouch est fait pour le souk », s’est indigné un journaliste arabophone. Une allusion à des contenus jugés « inappropriés » : certains se sont caché les yeux à la lecture du mot tabboune, le terme familier utilisé en darija pour désigner le vagin. « Ces définitions sont dans tous les dictionnaires ! », dit-il simplement en levant les mains au ciel. Visiblement, au Maroc, il est encore difficile d’appeler un chat un chat, et encore moins au féminin et en darija.

Dictionnaire de la darija marocaine, édité par le Centre de promotion de la darija (CPD), environ 19 euros (200 dirhams).