LA LISTE DE NOS ENVIES

Au menu cette semaine : un essai historique sur Victor, « l’enfant sauvage » trouvé dans une forêt aveyronnaise à la fin de l’année 1799 et deux romans qui explorent la puissante liberté d’une femme pour l’un et l’insaisissable vérité de l’écriture pour l’autre.

HISTOIRE. « Sauvagerie et civilisation », de Jean-Luc Chappey

Tout le monde connaît Victor, « l’enfant sauvage » trouvé dans une forêt aveyronnaise à la fin de l’année 1799, auquel François Truffaut a consacré, en 1970, l’un de ses plus beaux films. Le réalisateur y jouait le personnage du docteur Itard, ce médecin qui, contre vents et marées, cherche à ramener Victor à la « civilisation » en lui apprenant patiemment les fondements du langage et du calcul.

Est-il un enfant sourd, qu’il faut s’efforcer de resocialiser en communiquant avec lui et en lui apprenant tout ce qu’il n’a pas pu acquérir jusque-là ? Ou bien faut-il le considérer comme un idiot incurable, voire un charlatan ? Autour de cet enfant qui ne prononce pas un mot, des flots de discours se répandent. Un monde politique est en train de basculer avec le coup d’Etat de Brumaire et l’instauration du Consulat.

En reconstituant avec rigueur la scène politique, sociale et intellectuelle au sein de laquelle le cas de Victor a été discuté, dans cette France qui bascule de la Révolution à l’Empire, Jean-Luc Chappey entend en effet également comprendre comment une société peut espérer le progrès puis finalement ne plus y croire et comment elle peut enfermer des individus dans une indépassable altérité après avoir souhaité les inclure dans un projet commun. Pierre Karila-Cohen

« Sauvagerie et civilisation. Une histoire politique de Victor de l’Aveyron », de Jean-Luc Chappey, Fayard, « L’épreuve de l’histoire », 272 pages, 20,90 €.

Fayard

ROMAN. « Animale Machine », d’Eleni Sikelianos

Prodigieuse, cette danseuse : « Melena, la Fille Léopard » ! Coupures de presse, photos, affiches de 1952 annoncent la présence, à Detroit (Michigan) ou à Chicago (Illinois), de l’« effeuilleuse » burlesque aux noms de scène multiples.

L’Américaine Eleni Sikelianos consacre à sa grand-mère Helene, dite Melena, un superbe texte en forme de scrapbook. Plutôt que d’un récit, il s’agit d’un « réseau d’offrandes familiales » en forme de kaléidoscope : anecdotes, recherches érudites sur la danse du ventre « hoochie-coochie » ou encore sur les enfants sauvages. Et bien sûr la liste des cinq maris de Melena : le Lituanien père de ses trois filles, le truand, l’aviateur, le nain, le révérend noir. Cinq échecs, mais aussi la liberté d’une femme indépendante, refusant d’être recluse.

Cette vie dispersée, le livre la donne à voir par un procédé puissamment évocateur, en découpant une photo, qu’il dissémine, avant de la reconstituer à la fin. Alors s’opère une véritable transfiguration surréaliste, où la Fille Léopard retrouve sa beauté animale, sensuelle et mythique. Monique Petillon

Actes Sud

« Animale Machine. La Grecque prodige » (You Animal Machine [The Golden Greek]), d’Eleni Sikelianos, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro, Actes Sud, 204 pages, 22 €.

ROMAN. « N’être personne », de Gaëlle Obiégly

La narratrice de N’être personne se trouve coincée dans les toilettes de son entreprise, un vendredi soir. Plus personne dans les locaux, pas de téléphone, mais – ça tombe bien – un stylo qu’elle porte en pendentif sur son uniforme d’hôtesse, et du papier en veux-tu en voilà. Ce n’est pas très romanesque, mais la narratrice s’en fiche.

La situation mise en place à la première page et que couronnera l’apothéose des dernières (« naître » personne ?) conditionne l’écriture, mais l’auteure fait fi de tout désir ou devoir de la maquiller des signes du roman. Ce qu’elle veut, c’est tomber le masque, au contraire, afin d’explorer et de partager un temps intime dégagé du temps historique.

Au sens artistique du terme, N’être personne est une installation destinée à provoquer et à conditionner l’écriture – en vérité. En vérité, c’est-à-dire, dans un souci constant du rapport à cette vérité désormais insaisissable, comme y invite l’exergue emprunté à Montaigne : « Au reste, je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me desplais des pensées mesme impubliables. » Bertrand Leclair

« N’être personne », de Gaëlle Obiégly, Verticales, 314 pages, 22 €.