Documentaire sur Arte à 21 h 40

Les esclaves qui se sont évadés ont construit une ville, loin de leurs anciens propriétaires brutaux.Tourné dans le Great Dismal Swamp marais entre la Virginie et la caroline du Nord | ©Story House Productions/Gutzeit

Vivant dans les cimes » ! La formule peut faire rêver mais semble peu adaptée à la condition faite à ces esclaves en fuite qui, loin des plantations où ils vivent une condition inhumaine, choisissent de tenter leur chance dans le « grand marais lugubre » qui s’étend aux confins de la Virginie et de la Caroline du Nord. Un espace morne et plat où les îlots qui émergent n’ont jamais plus de 3 à 5 mètres au-dessus des eaux. C’est pourtant le nom de « marrons » qu’on donne à ces fugitifs téméraires, pour reprendre le terme « cimarron » que les Espagnols, débarqués à Hispaniola (l’île aujourd’hui partagée entre Haïti et la République dominicaine), empruntèrent aux Arawaks pour désigner les animaux qui, rendus à l’état sauvage, tentaient de garder les sommets pour fuir les humains.

Pas de salut vers le haut pour les Noirs en rupture de plantation. Mais une fuite vers un inconnu hostile, où néanmoins le combat pour la survie est enfin équitable, hors de portée des chiens Saint-Hubert que le marécage arrête.

Des conditions terribles

Paradis des moustiques, serpents d’eau venimeux et autres animaux nuisibles, ce Great Dismal Swamp est aujourd’hui un formidable terrain d’exploration pour les archéologues soucieux de comprendre quelle vie s’est développée dans un milieu aussi inhospitalier quand la traite des Noirs lui conférait une perspective de salut. On évalue aujourd’hui à peut-être cent mille le nombre de celles et ceux qui vécurent là, entre 1607 et 1861, isolés, quasi reclus, même si les contacts avec les esclaves assignés à l’aménagement d’un canal dans le marécage ont permis du troc, entraide de réprouvés, troncs d’arbre et planches débitées contre clous, vaisselle, vêtements, que l’espace aquatique ne peut fournir.

Depuis l’automne 2003, Daniel Sayers, à la tête d’une équipe d’archéologues de l’American University de Washington, arpente le terrain, enquête, cherche les indices d’une installation pérenne sur ce terrain qu’on a longtemps pris pour une simple étape vers une migration plus lointaine. Par des procédés de datation étonnamment précis, une histoire oubliée émerge. D’outils retrouvés en traces de pilotis qui permettent de reconstituer un habitat durable, bientôt une tour de guet, un fort même pour préserver la communauté rebelle, l’archéologue, avec sa collègue Becca Peixotto, fait l’hypothèse d’un maillage humain entre des îlots secrètement habités où l’invisibilité gage la survie.

Une histoire souterraine

En marge des quelques événements connus de la résistance des Noirs à l’enfer colonialiste (la révolte menée par Nat Turner en 1831, dont l’homme de loi Thomas Ruffin Gray recueillit les « confessions » avant sa pendaison et qui inspira un siècle plus tard le romancier William Styron), c’est l’histoire souterraine de ces rebelles qui, dans des conditions terribles, réinventent leur liberté, se révèle. La mémoire afro-africaine, qui avait transmis oralement les pans d’épopées romanesques tenues pour de simples fables, y trouve la preuve d’une historicité patente.

Une avancée essentielle qu’anthropologues et historiens valident, au fil d’un documentaire passionnant qui mêle avec une belle force émotionnelle les reconstitutions et le suivi des campagnes de fouilles. L’habillage numérique est limité. L’enjeu est de donner une idée de cette installation effacée sans sensationnalisme ni prouesse technique, ce qui aurait été presque une injure à ces champions de la liberté qui ne luttèrent que pour préserver l’humanité qu’on leur déniait.

Le Village des esclaves insoumis, d’Andreas Gutzeit (EU, 2017, 55 min).