Le contenu d’un manuel d’éducation islamique jugé hostile à la philosophie continue de secouer la classe politique marocaine. A en croire l’entourage du chef du gouvernement, le palais a dépêché deux conseillers royaux pour enjoindre Abdelilah Benkirane de soutenir son ministre de l’éducation nationale, visé par cette polémique. La démarche des conseillers royaux intervient alors que M. Benkirane, chargé de former un gouvernement après les législatives du 7 octobre dernier, ne dispose pas de majorité.

En attendant, Rachid Benmokhtar, 74 ans, reste ministre de l’éducation nationale. Nommé en octobre 2013 par Mohammed VI, il avait occupé la même fonction de 1995 à 1998. Ce technocrate choisi par le palais entretient des relations difficiles avec M. Benkirane, qui s’est opposé à lui notamment sur la question de l’enseignement du français.

Le Monde Afrique : Pourquoi la polémique opposant la philosophie et l’éducation islamique ne s’éteint-elle pas ?

Rachid Benmokhtar : Nous avons réagi très rapidement par un premier communiqué, dès le 19 décembre. Mais cela n’a pas arrêté la polémique. D’où la nécessité de remettre les points sur les i.

Un manuel d’éducation islamique cite Ibn Salah Achahzouri, un clerc musulman du XIIIe siècle qui décrit la philosophie comme « l’essence de la dégénérescence » et « contraire à l’islam ». Pourquoi ne pas retirer ce manuel ?

« On a présenté une citation du manuel d’éducation islamique comme la définition que donne l’école marocaine de la philosophie, ce qui est faux »

Vous avez raison de dire que c’est une citation. Or cette citation est contextualisée. Elle est introduite dans un chapitre intitulé « philosophie et foi », qui est une nouveauté de la réforme de l’enseignement islamique. Les auteurs du manuel ont présenté deux points de vue. Le premier explique, pour résumer, que la raison est un élément fondamental de la foi. C’est donc une position favorable à la philosophie. Puis, il y a cette citation hostile à la philosophie. Il est demandé au professeur d’ouvrir une discussion avec les élèves. Suite à quoi, l’évaluation porte sur la capacité à débattre, dans une vérité qui se discute et qui se construit. Or, la citation a été détachée de ce contexte et présentée comme étant la définition que donne l’école marocaine de la philosophie, ce qui est totalement faux.

Selon vous, cette polémique est de mauvaise foi. Vous ne partagez donc pas l’inquiétude des professeurs de philosophie les plus virulents ?

C’est vous qui utilisez ce terme. Je ne me place pas dans une position de conflit, même si je regrette les prises de position de certains professeurs. Durant toute l’année 2016, nous avons mené une réforme globale des programmes et des manuels de l’éducation islamique. C’est un travail important que je ne laisserai pas mépriser. Il est possible que le curriculum actuel présente quelques imperfections mais cela reste marginal. On parle d’un manuel sur 29. On aurait pu s’attendre de la part de ces professeurs à une attitude plus en phase avec leur discipline et avec la culture du débat. Malheureusement, on est passé tout de suite à la polémique, aux sit-in [les 21, 22, 23 décembre derniers], puis à l’exigence de retirer le manuel.

Les professeurs de philosophes rétorquent que leur matière a longtemps été combattue. Que répondez-vous ?

C’est de l’histoire ancienne. Dans les années 1960, une préférence a été accordée à l’éducation islamique par rapport aux sciences humaines mais ce n’est plus le cas. La philosophie est enseignée pendant les trois années du lycée, de deux à quatre heures par semaine selon les filières. En plus des thèmes abordés dans les programmes scolaires dans le monde occidental, l’école marocaine offre un spectre plus large en introduisant les philosophes du monde musulman. Arrêtons de mépriser ceux qui sont dans la classe, tant les enseignants que les élèves. Les méthodes ont changé et nous avons rompu avec l’apprentissage par cœur.

Avez-vous eu des échanges ou une concertation avec l’Association marocaine des enseignants de philosophie [AMEP, à l’origine de la polémique] ?

Le directeur des curricula [directeur des programmes au ministère marocain de l’éducation] les a reçus.

La controverse actuelle dépasse le cadre de votre ministère…

Le débat entre la philosophie et la religion est universel, et cette polémique survient alors que pour la première fois nous avons essayé de rapprocher la philosophie de l’éducation islamique. Jusque-là, la manière dont ces disciplines étaient enseignées dans les lycées marocains faisait penser à deux mondes totalement séparés. Or, quand les élèves sont confrontés à deux discours antagonistes et exclusifs, ils sont perdus et c’est là qu’il faudrait s’alarmer.

Craignez-vous que ce débat ne s’invite aussi à l’école ?

L’école n’est pas un champ de bataille idéologique et ne doit pas en être l’otage. Avant les dernières législatives, nous avons envoyé une circulaire à tous les directeurs d’établissement pour leur rappeler que l’école est un lieu neutre, où il n’y a pas de place pour les idéologies politiques. Au Maroc, il serait absurde de créer un conflit artificiel entre professeurs de philosophie et d’éducation islamique. Il faut au contraire créer des ponts.

Visiblement les professeurs de philosophie sont moins optimistes que vous…

La question de la relation entre la philosophie et la foi n’était pas abordée ni par les enseignants d’éducation islamique ni par ceux de philosophie. Nous avons bousculé cette ignorance mutuelle, qui était confortable. Un élève qui a accès à Internet peut tout à fait retrouver la même citation et la prendre pour argent comptant.