ll y a encore trois ans, Jesta Phoenix n’avait jamais entendu parler du revenu universel. Aujourd’hui, alors que cette idée vieille de plusieurs siècles reprend du terrain dans les débats politiques partout en Europe, la jeune Berlinoise est l’une des rares à pouvoir en bénéficier en Allemagne. Chaque mois depuis mai, cette mère de deux enfants reçoit 1 000 euros et a le choix d’en disposer comme elle le souhaite. Contrairement à la Finlande, où le gouvernement a décidé de mener une expérimentation sur 2 000 chômeurs tirés au sort, ce ne sont pas les pouvoirs publics qui lui permettent de se délester de ses soucis financiers quotidiens pendant un an. A l’origine du revenu universel perçu par Jesta : 12 000 euros récoltés sur Internet par l’association Mein Grundeinkommen (« Mon Revenu de base »).

Le site qui a permis de remettre sous les projecteurs le revenu universel en Allemagne, mein-grundeinkommen.de, a été lancé en juillet 2014 par Michael Bohmeyer, aujourd’hui âgé de 32 ans. Ayant quitté sa start-up de vente en ligne quelques mois plus tôt, il continue à percevoir des bénéfices en tant que fondateur. Avec un peu plus de 1 000 euros par mois sans avoir à se rendre dans un bureau, il réalise qu’il est en train de vivre une expérience qui se rapproche du concept de revenu universel. Il s’intéresse à la question et, très vite, il estime que, comme lui, tout le monde devrait avoir la chance de vivre cette expérience : oublier ses problèmes financiers pour se recentrer sur le sens de son existence. Avec son « esprit start-up », l’idée lui vient de lancer un site qui permettra aux internautes de financer une expérience de ce type. A chaque fois qu’il parviendra à récolter 12 000 euros, une personne sera tirée au sort pour bénéficier d’un revenu de base de 1 000 euros par mois, pendant un an.

Le succès est rapide et moins de trois mois après son lancement, le site récolte environ 50 000 euros. Les dons permettent déjà de financer trois revenus universels. Michael Bohmeyer voit que l’idée séduit et, avant d’être dépassé par le nombre de participants, il monte une association et s’entoure d’une petite équipe.

Un million d’euros récolté

L’association créée par Michael Bohmeyer il y a deux ans et demi emploie aujourd’hui une vingtaine de personnes à temps plein. | Romain Geoffroy/"Le Monde"

Les donateurs choisissant quelle part ils souhaitent allouer à la distribution du prochain revenu de base et quelle part ira au fonctionnement de Mein Grundeinkommen, l’association reçoit au bout de six mois assez d’argent pour employer quatre personnes à temps plein. Aujourd’hui, ils sont presque vingt à travailler à plein-temps pour l’association, les amenant à déménager vers des locaux plus grand fin 2016.

Les nouveaux bureaux de l’association se trouvent dans le sud-est de Berlin, dans le quartier en pleine gentrification de Neukölln. L’équipe de M. Bohmeyer a investi le 4e étage d’un immeuble décrépit aux allures de squat mais qui accueille un café branché et des espaces de coworking. En un peu plus de deux ans, Mein Grundeinkommen est devenu une véritable entreprise à but non lucratif. L’organisation reçoit chaque mois près de 100 000 euros, dont la plupart viennent de donateurs réguliers. « Depuis le début on a eu près de 60 000 donateurs, dont 25 000 donnent chaque mois. Ce sont des petites sommes, en moyenne trois euros, mais ces dons réguliers nous permettent de penser sur le long terme », fait remarquer Christian Lichtenberg, barbe naissante et foulard autour du cou, chargé des relations publiques pour l’association. En deux ans et demi, la plate-forme de crowdfunding a récolté plus d’un million d’euros. Celle qui finançait 46 revenus universels en juillet peut aujourd’hui en distribuer 74.

Les piliers fondamentaux du revenu universel étant universalité, individualité et inconditionnalité, Mein Grundeinkommen a simplifié au maximum les règles du tirage au sort. Pour participer, nul besoin de faire un don, ni de justifier de l’utilisation de ce revenu universel. Allemands ou étrangers de tout âge sont libres de tenter l’expérience – Robin, jeune bénéficiaire de 9 ans inscrit par sa mère, a choisi de s’offrir des cours de guitares. Les 12 000 euros ne sont pas soumis aux impôts, le gain n’est cependant pas cumulable avec les minima sociaux. « Certains gagnants ont préféré perdre leurs allocations chômage pendant un an pour toucher le revenu universel, assure Christian Lichtenberg. Ça leur enlève un poids des épaules, parce que le système actuel met beaucoup de pression sur les chômeurs et les force à accepter des boulots mal payés et qui ne leur conviennent pas. »

Pour désigner les chanceux, l’association organise régulièrement une « loterie » diffusée en direct vidéo sur Internet et qui se veut la plus transparente possible. « Le temps de récolter la somme permettant de financer deux revenus de base, l’événement est organisé tous les deux mois en moyenne, mais la dernière fois on a reçu assez de dons pour financer onze nouvelles personnes en décembre », raconte fièrement Christian Lichtenberg.

La roue utilisée par Mein Grundeinkommen lors du tirage au sort des gagnants. | Romain Geoffroy/"Le Monde"

« Se poser les bonnes questions sur la vie qu’on souhaite mener »

Mais quels résultats ont donné ces différents cas ? Si rien ne les y oblige, de nombreux gagnants ont souhaité faire part de leur expérience à l’association. Jesta Phoenix, qui touchera ses 1 000 euros mensuels jusqu’en avril après avoir participé « un peu par hasard », évoque la fin d’une « peur existentielle ». Cette « slow business coach » – elle conseille des entrepreneurs en difficulté avec leurs projets en préconisant un mode de travail plus lent et apaisé – assure avoir dépassé ses tourments quotidiens :

« En tant qu’autoentrepreneuse, j’avais toujours ce stress d’avoir assez de clients dans le mois pour pouvoir subvenir à nos besoins, à ma femme, mes enfants et moi. »

Pour cette quadragénaire aux cheveux courts, « vivre sans cette peur de savoir si on aura assez d’argent pour subsister est la chose la plus importante qu’apporte le revenu universel. Ça ne résout pas tous les problèmes mais ça permet de se poser les bonnes questions sur la vie qu’on souhaite mener. »

Jusqu’en avril, Jesta Phoenix recevra 1 000 euros par mois de revenu universel grâce à des dons en ligne. | Romain Geoffroy/"Le Monde"

Conséquences de cette aubaine financière pour la Berlinoise : pouvoir offrir la possibilité à ses clients de la rémunérer comme ils l’entendent. Cette adoratrice des grands espaces – elle passe le plus clair de son temps dans les forêts avoisinant son petit appartement de banlieue – a également pour projet d’écrire un livre sur son expérience de coach et sa gestion du temps :

« Beaucoup pensent qu’il faut travailler dur pour bien gagner sa vie, mais on se rend bien compte que ces conditions de vie détruisent les gens. Le progrès technologique est censé nous apporter une autonomie mais on n’en profite pas. »

Parmi les autres gagnants, aucun ne semble être tombé dans la fainéantise tant redoutée par les pourfendeurs du revenu de base. Beaucoup, au contraire, affirment que ce gain sur un an leur a permis de se créer des opportunités. Christoph, 28 ans, travaillait dans un centre d’appels en Allemagne quand il a participé puis remporté son revenu universel en octobre 2014. Deux mois plus tard il quittait un travail peu épanouissant à son goût pour suivre une formation d’instituteur.

Sur le site de l’association, des participants tentent de répondre à cette question étrangement complexe : « Que feriez-vous si vous touchiez soudainement un revenu universel ? » Les réponses sont nombreuses et variées : « voyager », « rester le même mais avec moins d’inquiétudes », « développer mon site Web », « passer plus de temps avec mes amis et ma famille », « acheter des produits bio et régionaux » mais aussi « continuer à financer le prochain revenu universel ».

C’est tout le but de l’association de Michael Bohmeyer : que les retours d’expérience soient médiatisés, discutés, que ce succès nourrisse le débat politique. « On sait que notre projet n’est pas une expérimentation au sens strict et on laisse la partie scientifique aux autres », prévient Christian Lichtenberg.

Christian Lichtenberg travaille dans l’association depuis plus d’un an et demi. | Romain Geoffroy/"Le Monde"

« Les partis politiques sont encore trop frileux »

Il aura donc fallu un projet individuel pour que le sujet remonte dans le débat public en Allemagne. Pourtant, Katja Kipping, députée et coprésidente du parti de gauche Die Linke, a fait de cette idée l’un de ses combats depuis 2003. La députée de 39 ans originaire de la Saxe l’admet volontiers, le coprésident de son parti, Bernd Riexinger, est lui plutôt sceptique. « Mais la discussion reste ouverte au sein de Die Linke », rassure Mme Kipping. Hans-Christian Stroebele, 77 ans et député Verts depuis 1998, est lui aussi l’un des rares à porter cette idée dans les couloirs labyrinthiques du Bundestag. Il y a cinq ans il a même poussé le parti à se prononcer sur le revenu universel. Résultat : 60 % contre. « Le sujet revient souvent sur la table, remarque d’une voix usée le député, qui achève son dernier mandat. Mais les partis politiques sont encore trop frileux et il est sûr que ça ne constituera pas un sujet majeur de la campagne (pour les élections fédérales de septembre) comme ça l’est actuellement en France. »

L’Allemagne ne serait-elle pas prête à dissocier la rémunération de l’emploi ? Outre-Rhin, de nombreux défenseurs du revenu universel le pensent. En attendant, ceux-ci contemplent de loin la victoire de Benoît Hamon à la primaire à gauche. « Ça paraît encore inimaginable qu’un projet comme celui-ci soit porté à un tel niveau en Allemagne », glisse-t-on chez les Verts.