Sylvain Delouvée est psychosociologue et maître de conférences à l’Université Rennes 2. Il a coécrit, avec Jean-Baptiste Légal, Stéréotypes, préjugés et discriminations (Dunod, 2008).

Dans l’ouvrage que vous avez coécrit avec Jean-Baptiste Légal, vous distinguez stéréotypes, préjugés et discriminations.. Pouvez-vous rappeler la définition de ces trois termes ?

Un stéréotype est l’attribution de caractéristiques à un individu du simple fait de son appartenance à un groupe. Un préjugé est un jugement affectif porté sur cet individu en fonction de la relation qu’on entretient avec le groupe auquel on le rattache. Une discrimination est une action impliquant l’individu en question entraînée par les stéréotypes et préjugés qu’on plaque sur lui. Ces trois notions peuvent être positives ou négatives, mais les études s’intéressent surtout à leur portée négative. Lorsque les trois phénomènes se conjuguent, s’opère ce qu’on appelle une stigmatisation. Par exemple, Donald Trump estime que tous les ressortissants des pays musulmans sont potentiellement dangereux (stéréotype), il se méfie d’eux (préjugé), donc il leur interdit l’entrée sur son territoire (discrimination), décision qui fait des musulmans une population officiellement stigmatisée aux Etats-Unis.

Quels sont les stéréotypes relatifs aux populations pauvres ?

Deux types de stéréotypes s’appliquent aux pauvres : ceux provenant d’individus plus favorisés qu’eux et ceux que les pauvres s’appliquent à eux-mêmes. Les études sociologiques se focalisent sur les premiers. En se fondant sur des tautologies telles que « les pauvres n’ont pas d’argent », on en arrive vite à des raccourcis stigmatisants du type : « Les pauvres n’ont pas d’argent, donc ils magouillent. » Par extrapolation, on prête aux pauvres tous les déficits : intellectuels (« Les pauvres n’ont pas d’argent, c’est pourquoi ils sont moins cultivés que les riches »), affectifs («… c’est pourquoi ils sont moins sensibles que les riches »), voire esthétiques («… c’est pourquoi ils sont moins beaux que les riches »).

Quels sont les vecteurs de ces stéréotypes ?

Dans la culture populaire (de Germinal à Plus Belle la vie) comme dans les discours politiques, les pauvres sont souvent représentés dans des visions stéréotypées destinées à faire grimper l’audimat. Dans des émissions télévisées du type Rue des allocs [documentaire en quatre épisodes diffusé sur M6 d’août à novembre 2016], on met en lumière un groupe en supposant que ses membres sont tous identiques. On a besoin de ressorts dramatiques : les malversations d’un pauvre sont plus racoleuses que le serait sa vie d’honnête citoyen. Dans les histoires, les pauvres occupent plutôt les seconds rôles, des rôles de losers ou carrément de méchants. Le public a tendance à s’identifier aux personnages riches, considérés comme les véritables héros.

Qu’en est-il des stéréotypes que les personnes pauvres portent sur elles-mêmes ?

Bien que les discours d’autoévaluation soient peu étudiés, on observe généralement que lorsqu’un individu – quel qu’il soit – évalue le groupe auquel il appartient, il insistera plutôt sur l’hétérogénéité qui le caractérise tandis qu’il percevra les autres groupes comme plus homogènes. Si on demandait à des personnes pauvres de s’auto-évaluer, elles diraient probablement qu’il est impossible de parler « des pauvres » en général alors qu’il leur paraîtrait peut-être plus facile de décrire « les riches ».

Faut-il donc être pauvre pour parler légitimement de la pauvreté ?

D’un point de vue scientifique, non. De nombreux sociologues vont recueillir les paroles de groupes stigmatisés auxquels ils n’appartiennent pas. Ce n’est pas parce qu’un sociologue est extérieur au groupe étudié qu’il est forcément plus objectif, mais son travail consiste à dépasser sa propre subjectivité. Cela dit, les scientifiques ne sont pas les seuls détenteurs du savoir social : les témoignages directs sont très utiles pour connaître le vécu des groupes sociaux en question. Ces deux savoirs sont complémentaires.

Que pensez-vous du terme « pauvrophobie » récemment entré dans le vocabulaire légal en tant que motif juridique de discrimination ?

Je ne connais pas ce terme, mais les mots construits avec le radical « phobie » me gênent lorsqu’ils sont appliqués aux stigmatisations : ils sous-entendent que les discours et actes stigmatisants seraient le produit d’une peur incontrôlable et qu’ils seraient donc moins condamnables que des idées et actions pleinement assumées. Cela enlève de l’injustice au phénomène dénoncé.

Comment les mots utilisés au sujet des populations pauvres conditionnent-ils leur place au sein de la société ?

L’utilisation d’étiquettes – et donc de stéréotypes – a un effet sur la perception de chaque groupe. Par exemple, lorsqu’on parle de « sans domicile fixe », on utilise un vocabulaire purement administratif et déshumanisant. Le langage employé n’est évidemment pas à l’origine de cette situation sociale, mais il va renforcer l’organisation existante et le statut de « sans-voix » qui s’y rattache.

L’appareil législatif actuel vous paraît-il adapté pour lutter contre les stigmatisations dont les pauvres sont victimes ?

Depuis quelques années, les appareils législatifs européens prennent davantage en compte la lutte contre les discriminations. Mais le travail législatif a toujours un train de retard : il y a toujours un nouveau type de discriminations à rattraper. Si les députés étaient plus représentatifs de la population, les luttes contre les discriminations seraient plus efficaces. L’exemple du féminisme est éloquent : il n’a pas fallu attendre d’avoir la parité à l’Assemblée nationale pour que la loi relative à cette parité soit votée, mais l’entrée de femmes dans l’hémicycle a certainement accéléré les choses.

Propos recueillis par Jean-Yves Bourgain (Reporter citoyen)

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