Il y a tout juste un an, James R. Clapper, directeur du renseignement américain, classait les nouveaux outils d’édition du génome parmi les « armes de destruction massive ». S’il n’était pas nommément cité dans le rapport annuel sur les menaces mondiales, le système Crispr-Cas9 était clairement dans sa ligne de mire : dérivé d’un mécanisme de protection des bactéries contre les virus, il a, depuis sa découverte en 2012, envahi quasiment tous les laboratoires de biomédecine, où il est utilisé pour désactiver et modifier des gènes à volonté, rapidement et à moindre coût.

Révolutionnaire, Crispr-Cas9 pourrait-il vraiment devenir, dans de mauvaises mains, une arme de destruction massive ? En France, le Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB) ne le pense pas. Créé en 2015 pour réfléchir aux détournements d’outils biologiques à des fins belliqueuses ou terroristes, le CNCB vient de remettre au gouvernement un rapport sur le sujet qui restera classifié mais dont les conclusions et les recommandations ont été rendues publiques mardi 7 février.

« Notre avis est assez différent de celui des services secrets américains, souligne le microbiologiste Antoine Danchin, qui a coordonné le rapport. Crispr-Cas9 n’est rien d’autre qu’une amélioration de techniques disponibles depuis des décennies. De plus, c’est intéressant pour manipuler les cellules eucaryotes [dotées d’un noyau], mais cela n’accroît pas le risque concernant les micro-organismes pathogènes – virus ou bactéries. »

En revanche, le CNCB s’inquiète des progrès de la biologie de synthèse, qui permet de reconstituer des génomes et « pose la question de la possibilité de recréer de novo des micro-organismes déjà existants dans la nature, notamment des virus (…) qui pourraient présenter de réels risques pour la sécurité sanitaire des populations ». « On ne peut pas dire qu’une maladie est éradiquée dès lors que le génome de l’agent est connu », résume Antoine Danchin : il est désormais possible de reconstituer de toutes pièces le génome qui peut assurer sa renaissance.

Plusieurs parades ont été imaginées, rappelle-t-on au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), où on souligne que la réponse ne peut être qu’« universelle ». Quarante-deux Etats se sont également associés, formant le Groupe Australie, par exemple, pour contrôler l’exportation d’équipements biologiques sensibles. Les synthétiseurs de gènes devraient prochainement en faire partie. Mais ni la Russie ni la Chine n’en font partie.

Risques de détournement des travaux

Autre initiative, l’International Gene Synthesis Consortium (IGSC), qui rassemble 80 % des sociétés offrant des services de synthèse de gènes : elles contrôlent systématiquement que les commandes ne comportent pas d’éléments permettant de reconstituer des agents pathogènes. Ce qui laisse 20 % du marché potentiellement ouvert à de tels détournements… Même si la France ne compte aucun industriel faisant de la synthèse à façon de gènes, le CNCB appuie ces stratégies. Il souhaite aussi que les requêtes des bases de données publiques et privées répertoriant les séquences d’agents pathogènes fassent l’objet d’une surveillance automatisée.

Philippe Marlière, spécialiste de la biologie de synthèse, doute de l’efficacité de tels embargos face à la volonté d’Etats voyous. « La fabrication de segments d’ADN peut s’effectuer sans synthétiseurs, dit-il. Kim Jong-un pourrait ordonner à une armée souterraine de laborantins la synthèse totale d’une version “anti-impérialiste” du virus HIV en une année, par exemple. » La prolifération nucléique serait plus difficile à contrôler que la prolifération nucléaire…

Philippe Marlière pointe aussi le rôle de Crispr-Cas9 dans la mise en œuvre effective du « forçage génétique », qui permettrait d’introduire dans une espèce une modification permanente et transmissible. « Des initiatives d’interventions génétiques par des bio-hackers pourraient déjà commencer », estime-t-il, même si elles nécessiteraient une logistique lourde, d’élevage notamment. Plusieurs programmes de recherche officiels portent actuellement sur l’éradication du moustique, vecteur de nombreuses maladies, mais on mesure mal les conséquences de sa disparition au niveau d’un écosystème. Le CNCB estime que « cette capacité pose de nombreuses questions éthiques » et travaille sur ces questions en liaison avec le Haut conseil des biotechnologies (HCB).

Chapeauté par le SGDSN, le CNCB est composé de six chercheurs habilités secret-défense et de six représentants de ministères régaliens. Sa naissance a été « un long périple », rappelle le neurobiologiste Henri Korn, coauteur en 2008 d’un rapport à l’Académie des sciences, Les Menaces biologiques. Biosécurité et responsabilité des scientifiques, qui a inspiré sa création. Le sous-titre sur la responsabilité est toujours d’actualité : la prochaine mission du CNCB, indique-t-on au SGDSN, « sera de mettre en place une charte déontologique des chercheurs, qui soulignera le risque de détournement de leurs travaux ». La Direction générale de la sécurité intérieure a entamé des actions de sensibilisation des jeunes chercheurs et des laboratoires « communautaires ». Les logiques de transparence et de secret risquent de s’affronter. « A titre personnel, insiste Antoine Danchin, je suis convaincu que toute vérité n’est pas bonne à dire. Que si on découvre une technologie qui peut être détournée, une forme d’autocensure est utile. »

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