Les cerfs s’aventurent parfois hors du parc du sanctuaire Kasuga-taisha comme ici, devant un bâtiment désaffecté de Nara, non loin du mont Wakakusa. | Mika Kitamura pour M Le magazine du Monde

Dans la brume de l’aube, le crissement des pas sur les graviers de l’allée bordée de lourdes lanternes de pierre menant au grand sanctuaire Kasuga-taisha leur fait relever la tête. Puis la plupart des petits cerfs repartent en quête de glands sous les hautes futaies alentours. Certains regardent passer l’intrus matinal ou s’en approchent, espérant un biscuit que leur donnent les hordes de touristes qui déferleront plus tard sur le site, encore désert à cette heure. Les plus effrontés renifleront les poches ou rôderont autour des petits étals où l’on achète des shika senbei (biscuits pour cerfs).

Race de cervidés d’Asie du nord-est, le cerf Sika (shika en japonais), à la robe tachetée quand il est jeune, passe généralement pour un daim dans les guides touristiques, qui font figurer les « daims de Nara » à la rubrique des incontournables. Comme les pigeons de la place Saint-Marc à Venise, ils font partie du paysage dans l’ancienne capitale du Japon au VIIIsiècle.

Parfois, un groupe prend possession d’une rue. Le trafic est alors arrêté.

Ils sont plus d’un millier. En général, ils restent dans le grand parc de 500 hectares du sanctuaire Kasuga-taisha (de culte shinto, religion autochtone du Japon) et des temples bouddhistes voisins, tous inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco. Peu farouches, ils s’aventurent aussi en ville, broutant des plates-bandes, chapardant à la devanture de magasins dont les vendeurs les chassent avec bienveillance. Parfois, un groupe prend possession d’une rue, raconte une commerçante, mi-amusée mi-irritée, car, après leur passage, il faut nettoyer le trottoir. Les voitures leur cèdent la priorité et les agents de la circulation arrêtent le trafic pour leur permettre de traverser. À Nara, près de Kyoto, les cerfs sont chez eux, à la même enseigne que les 370 000 habitants.

On s’incline devant la mascotte

Depuis la nuit des temps, les cerfs Sika, légèrement plus petits que leurs homologues européens, sont considérés comme des « messagers des dieux ». Selon la légende, l’une des quatre divinités tutélaires du lieu, Takemikazuchi-no-mikoto, serait arrivée en 768 à dos de cerf blanc du lointain sanctuaire Kashima-jingu (préfecture d’Ibaraki, au nord-est de Tokyo). C’est d’ailleurs le thème de nombreuses peintures, dont les mandalas de Kasuga. Par la suite, les cerfs furent considérés comme sacrés : les habitants devaient s’incliner à leur passage, rappelle dans son journal un noble au XIIsiècle. Jusqu’en 1637, tuer un daim était même passible de la peine capitale.

Mais leur nombre a brutalement chuté pendant la guerre du Pacifique : beaucoup furent mangés. En 1945, à la suite de la séparation de la religion et de l’État, les cerfs perdirent leur statut divin pour devenir, en 1957, trésor naturel. À ce titre protégés et nourris, mascotte de la ville et attraction touristique, ils ont proliféré au point de créer des problèmes de cohabitation avec la population et de maintien des équilibres de l’écosystème, fait valoir Maesako Yuri de l’université Sangyo, à Osaka, qui étudie depuis vingt ans la forêt du sanctuaire de Kasuga.

Effets de cerfs

Outre les incidents avec les paysans alentour, qui se plaignent des dommages causés aux récoltes, les cerfs suscitent des polémiques : en trop grand nombre, ils mettent en péril l’existence de certaines plantes, alors que celles qu’ils dédaignent prolifèrent, entamant la diversité de la forêt, avancent les écologistes. En 2006, un livre au titre évocateur – Les cerfs dévorent l’héritage mondial : écologie des cerfs et de la forêt – avait d’ailleurs fait sensation.

À Nara, un système de zonages a été envisagé, mais il n’a jamais été mis en place. Des mesures de protection ont été prises : la plupart des troncs d’arbre sont protégés par des grillages afin d’éviter que leur écorce ne soit dévorée ; quelque 300 daims indociles ou agressifs sont aussi parqués dans un vaste enclos géré par l’association de protection des daims ; les bois des mâles en liberté ont été coupés. « Les êtres humains doivent mieux comprendre la nature des animaux, souligne une responsable de l’association. Certains comportements ne peuvent être entièrement contrôlés si l’on veut que les cerfs restent libres. » Un équilibre délicat à trouver.