Elle est allongée sur la table, les yeux dans le vague. Presque endormie par le produit anesthésiant que l’on vient de lui injecter. Le docteur Tom Catena, ses petites lunettes rondes posées sur son visage émacié, asperge de béthadine son ventre distendu avant d’inciser rapidement. « Cette femme a marché deux heures pour arriver ici. Elle s’est vidée de son sang. Alors on sort le bébé et puis...On verra ». Le prématuré de sept mois pousse un cri strident. Puis plus rien. Le docteur Tom confie le bébé à une sage-femme et repart s’occuper de sa patiente. « Le sang ici est rare. Très rare. Le don est encore très tabou. Le personnel donne du sang car il est sensibilisé à ça. Mais généralement en cas d’hémorragie c’est très difficile pour nous... »

La sage-femme lui insuffle de l’air avec une pompe manuelle, espérant pouvoir faire repartir les poumons. Après quelques poignées de seconde - une éternité - le nouveau-né toussote. La scène n’aura duré que dix minutes, dans le plus grand silence. Le docteur Tom repart aussi sec à la longue file de ses consultations.

Surnommé Jésus

Ce missionnaire Américain de 51 ans est originaire d’Amsterdam, dans l’Etat de New York. Il est arrivé en 2008 dans le petit village de Gisdel, avec son hopital de 435 lits, au beau milieu des monts Nuba. Il n’en est jamais reparti. L’année dernière, il a même épousé une Nubienne qui travaille avec lui à l’hôpital Mother of Mercy. La vie de près d’un demi-million de personnes dépend de cette structure hospitalière financée par le diocèse catholique d’ Al-Obeid, la capitale du Kordofan du Nord située à la lisière septentrionale du massif montagneux. C’est la seule aide officielle que Khartoum tolère, car l’hôpital a débuté ses activités bien avant la crise.

La région du Kordofan du Sud, au Soudan. | Infographie "Le Monde"

Dans tous les monts Nuba, ils ne sont qu’une poignée de docteurs, trois ou quatre. Mais aucun n’a la réputation de docteur Tom Catena. Il ne quitte jamais l’hôpital et enchaîne les consultations et les opérations à un rythme infernal : près de 400 patients par jour, environ un millier d’interventions par an. Avec les moyens du bord. « On fonctionne avec ce qu’on a. Mais très sincèrement, on est plutôt bien équipé comparé à ce qu’on trouve dans la région », assure Tom Catena. Ici, l’électricité provient en grande partie des panneaux solaires et permet d’alimenter des pompes à eau qui puisent dans les nappes phréatiques. En cas de panne, un générateur à gasoil peut prendre le relais.

Crimes de guerre

De vastes trous d’environ deux mètres de profondeur sur quatre mètres de large sont creusés partout pour permettre aux personnels et aux patients de s’y refugier en cas de bombardement. Depuis 2011, le docteur Tom vit dans la zone de guerre régulièrement bombardée que sont les monts Nuba. Le théâtre de violents combats entre les rebelles du Mouvement de libération des peuples du Soudan-Nord (SPLA-N) qui réclament plus d’autonomie au gouvernement central soudanais. Les rebelles contrôlent le massif des monts Nubas, mais Khartoum domine le ciel.

En 2014, les avions de l’armée soudanaise ont lâché cinq bombes à proximité de l’hôpital. Plusieurs personnes ont été blessées par des éclats d’obus. Les portes et les fenêtres des bâtiments ont été soufflées. Chaque attaque aérienne entraîne son lot de morts et de blessés. Le médecin a des histoires à la pelle de personnes « en charpie », qui ont « survécu malgré tout ». Des personnes qu’il a sauvé avec l’aide d’un personnel hospitalier aussi dévoué que lui. « On est un hôpital en zone de guerre. Je dois traiter tout le panel des blessures traumatiques, des dommages causées par des éclats d’obus, des plaies par balle, des amputations ... » C’est la « foi chrétienne » dit-il, qui le pousse à poursuivre ce travail : « Comment pourrais-je abandonner des gens, alors que je suis une des seules personnes à même de les aider ? », explique l’homme dont la présence reflète l’engagement d’une partie de la mouvance évangélique américaine en faveur de la rébellion sudiste, avant l’indépendance de Juba en 2011, puis des populations du Kordofan en conflit avec le régime islamiste de Khartoum.

Les organisations de défense des droits de l’homme, comme Human Rights Watch (HRW) accusent le gouvernement soudanais de crimes de guerre au Kordofan du Sud. Jonathan Pedneault, chercheur en charge du Soudan du Sud revient d’une mission dans les monts Nuba. « Les forces gouvernementales [soudanaises] ont délibérément ciblé des habitations civiles à l’aide d’avions de chasse et détruit des villages, écoles et hôpitaux à l’aide de troupes terrestres », affirme-t-il. Des violations qui s’apparentent aux « tactiques utilisées par le gouvernement soudanais au Darfour », ajoute-t-il.

Accès humanitaire interdit

Une autre stratégie du gouvernement soudanais a été d’interdire l’accès humanitaire aux monts Nuba. Tout le matériel médical de l’hôpital Mother Of Mercy est donc acheminé depuis le Kenya ou l’Ouganda. Puis transite illégalement via le Soudan du Sud, jusqu’à Gisdel. Des coûts faramineux que le diocèse d’El Obeid endosse, mais que les petits centres de santé des Monts Nuba sont bien incapables de prendre en charge.

Le Kordofan du Sud n’est pas un désert humanitaire pour autant. Plusieurs ONG internationales continuent d’intervenir dans la zone, en toute discrétion. Khartoum est évidemment au courant et « le tolère, tant qu’on en parle pas trop, pas question de faire la publicité de nos activités dans la zone », confie une humanitaire.

Médecins sans frontières (MSF), une des rares organisations françaises présentes dans les monts Nuba depuis 2012, a été deux fois pris pour cible par l’aviation soudanaise. Un hôpital situé à Frandala a été bombardé une première fois en 2014, puis a nouveau ciblé en 2015, obligeant MSF a suspendre ses activités dans la zone. L’organisation indique sur son site Internet continuer de soutenir plusieurs dispensaires dans les monts Nubas. D’autres structures majeures de protection de l’enfance ou d’aide alimentaire, soucieuses de préserver leurs intérêts au Soudan, font des dons à des diocèses qui se chargent ensuite de les redistribuer aux populations au Kordofan du Sud.

Les négociations entre les rebelles et le gouvernement soudanais ont échoué en 2016. Le SPLA-N a proposé que 75 % de l’aide humanitaire passe par Khartoum et 25% par le Soudan du Sud, le jeune Etat indépendant du sud qui sert de base arrière à la rébellion. Khartoum a immédiatement refusé. « Pour eux, c’est 100% via Khartoum ou rien », explique le gouverneur par intérim au Kordofan du Sud, Souleymane Diabona. Impossible dans cette région d’endosser le costume politique sans avoir un passif ou du moins des liens avec les rebelles. Alors, dans son complet noir cintré d’une élégante cravate rouge, Souleymane Diabona peine à garder un vocabulaire politique et policé. « Mais on ne fait pas confiance à ce gouvernement. Pourquoi n’utiliseraient-ils pas cet accès exclusif aux Monts Nuba pour envoyer des espions sous couvert d’aide humanitaire ? ».

A l’hôpital Mother Of Mercy, les différents personnels hospitaliers sont aussi réticents à l’idée d’accepter des médicaments provenant du Soudan. « On a sombré dans la paranoïa. Ils nous bombardent tout le temps et on devrait accepter du matériel voir même des vaccins venant d’eux ? La population ici refuserait. Moi-même, je refuserais ! », explique un aide-soignant qui gère la longue file d’attente des patients.

A Gisdel, le soleil se couche baignant l’hôpital dans une douce lumière orangée. Le docteur Tom Catena franchit une petite porte en ferraille à l’arrière du bâtiment, traverse le lit d’une rivière asséchée et se retrouve chez lui, avec sa femme. A une centaine de mètres de la salle d’opération.

Dans les monts Nuba : le sommaire

Notre reporter Anthony Fouchard, basé à Bamako, s’est rendu au Kordofan du Sud, au Soudan. Alors que les combats ont repris entre l’armée soudanaise et les rebelles du SPLA-N, les habitants vivent au rythme des bombardements. Ceux-ci font, tous les jours, de nouvelles victimes, dans ce conflit oublié par le reste du monde. En trois épisodes, plongée dans l’enfer des monts Nuba.