Daniel Pennac, le 13 novembre 2013. | TIZIANA FABI / AFP

Je ne serais pas arrivé là si…

… si je ne m’étais pas sorti d’une scolarité désastreuse. Et je ne m’en serais pas sorti si je n’avais pas eu un père qui refusait de dramatiser. Et un frère aîné, Bernard, que j’adorais littéralement, qui m’a, d’une certaine façon, élevé. L’ironie affectueuse du père, la présence angélique du frère : tout cela calmait beaucoup mes angoisses.

C’était si dur que ça, d’être mauvais élève ?

La culpabilité ! Mes bulletins scolaires me le confirmaient tous les mois : si j’étais un crétin, c’était absolument de ma faute. D’où une détestation de moi, un complexe d’infériorité et surtout de culpabilité – cette vision catastrophique que les enfants peuvent avoir d’eux – mêmes quand ils ont le sentiment que leur personnalité dépend essentiellement des conséquences d’une évaluation scolaire.

De ce point de vue, moi, c’était le néant. Je me considérais comme un moins que rien. Car qui n’est bon à rien – ce que me répétaient les profs les uns après les autres – n’est rien… Je ne me voyais d’ailleurs aucun avenir, je n’avais aucune représentation possible de moi adulte. Pas parce que je ne désirais rien, mais parce que je me croyais inapte à tout.

Dans Chagrin d’école (Prix Renaudot 2007), votre livre le plus autobiographique, vous dites avoir été sauvé par quelques professeurs, et par la lecture…

On ne m’a pas lu d’histoires quand j’étais gosse. J’étais le petit dernier d’une tribu de quatre garçons, ma mère avait autre chose à faire, elle était crevée, et ce n’était pas dans son caractère. Mais quand on m’a mis en pension, en cinquième, pour cause de délinquance familiale (j’avais entrepris de percer le coffre-fort de la maison), la lecture est devenue un bonheur clandestin. Une lecture chipée, le soir au dortoir, avec la lampe électrique allumée sous les couvertures.

J’ai beaucoup lu à cette époque-là. Alexandre Dumas, pour le romanesque, Kipling pour les contes, Dickens pour son ironie que j’adorais. Enfant, avant la pension, deux lectures m’ont marqué. La chèvre de Monsieur Seguin – j’étais la chèvre bien sûr, seule dans un combat perdu d’avance ; je suppose que le loup représentait l’école, les adultes. Et le Mateo Falcone de Posper Mérimée, cette terrible histoire d’un père qui tue son fils d’une dizaine d’années parce que le gosse l’a déshonoré. C’est dire la défiance radicale dans laquelle j’étais vis-à-vis du monde adulte.

Un mot encore, pour qualifier cette période douloureuse ?

Le mensonge. Un enfant cancre comme je l’étais est obligé de se réfugier dans le mensonge. Tout le temps. Quand il arrive en classe, et qu’il doit justifier de ne pas avoir appris ses leçons. Et quand il retourne chez lui, en affirmant que tout s’est bien passé à l’école. Or, l’élève le sait : un jour viendra, fatalement, où les adultes représentant l’école et la famille se rencontreront. Un des grands travaux mentaux de mon enfance, c’était cela : créer une cohérence fictive entre le mensonge fait à la maison et le mensonge balancé à l’école. Plus tard, cette connaissance du mensonge a énormément servi au professeur que je suis devenu.

Pas à l’écrivain ?

Surtout au professeur. J’ai été d’abord et avant tout professeur. En vingt-sept ans d’enseignement, au collège comme au lycée, j’ai eu beaucoup d’élèves en grande difficulté scolaire. Et je savais qu’ils dépensaient une énergie phénoménale pour rendre leurs mensonges cohérents. Et que mon travail consistait à récupérer cette énergie perdue pour qu’ils la réinvestissent dans l’effort d’acquisition des savoirs.

Comment êtes-vous devenu prof ?

Par hasard. Parce que ma maîtrise de lettres terminée – heureuse époque où on pouvait devenir prof avec une maîtrise ! –, il a fallu que je prenne mon indépendance familiale en gagnant ma croûte. On est en 1969, j’ai 25 ans, (j’ai passé mon bac à 21 ans, c’est vous dire ma précocité !), on me propose un poste dans l’enseignement privé à Soissons, dans l’Aisne. Et je me retrouve – deuxième hasard – avec des gosses dans mon genre, des élèves de troisième en classe dite « aménagée » (et le dirlo qui beuglait : « Pas à ménager en deux mots, hein Pennacchioni ! » – bienvenue dans la connerie pédagogique). La vocation est arrivée après quelques heures de cours.

Pour un mauvais élève, c’est une chance d’avoir un ancien cancre comme prof ?

Disons que très vite, je comprends que je dispose d’une culture que les autres n’ont pas. Je sais ce qu’un mauvais élève ressent. Je connais la chaîne des réactions : peur, échec, inhibition, mensonge, honte, violence, etc. Je sais qu’il me faut avant tout guérir le gosse de sa peur, et que je dois le faire uniquement par la matière que j’enseigne – le français en l’occurrence.

Sans faire de psychologie ni de sociologie, sans chercher à comprendre pourquoi il en est arrivé là. Parce qu’au fond, peu importent les raisons. La seule chose qui compte, c’est comment le gosse réagit. Si je parviens à l’intéresser à la littérature, à éveiller sa curiosité pour la si passionnante grammaire, la peur le quittera.

Cette peur que j’ai tant connue moi-même, cette inhibition profonde… Je savais d’avance qu’on allait me poser des questions auxquelles je ne saurais pas répondre, alors même que je venais de répondre correctement à Bernard ! Parce que, quand je lui récitais mes leçons, je les savais ! Et le lendemain, devant le prof… plus rien.

Ce grand frère, Bernard, dont vous étiez si proche…

Il avait cinq ans de plus que moi. Nous avons dormi dans la même chambre de ma naissance jusqu’à à mes 11 ans (l’âge du coffre-fort). Il y avait chez lui une présence amusée, attentive et discrète, protectrice sans être accaparante… C’est ça qui était très étrange : Bernard, c’était le degré zéro de la possession. Nous formions un couple fraternel. Ensemble, nous étions seuls à deux, dans une forme de solitude commune extrêmement paisible, une très profonde camaraderie, une harmonie qui allait de soi, la connivence, l’humour…

Je l’ai perdu il y a presque 10 ans, et peu avant sa mort, nous avons réalisé que nous ne nous étions jamais disputés. En plus de 60 ans, pas une seule fois ! Pas même une dispute bénigne, pas même une engueulade politique. Nous ne votions pas du même côté, nous ne pratiquions pas le même métier (il était ingénieur dans l’aéronautique) il était plutôt solitaire et moi plutôt tribal, lui sceptique et moi inflammable, lui rêveur et moi parleur…

Il était le guide que mes succès épataient. En voilà un sans qui je ne serais pas arrivé là ! Et que ma réussite a rendu heureux ! Il était le regard qui compte. Et moi, j’étais bougrement content que mon succès l’enchante. Parfois je pense à lui comme à un pygmalion sans jalousie. Et c’est à lui que je dois de n’avoir jamais acheté une voiture neuve de ma vie. Parce qu’il me disait : « On ne va quand même pas ajouter à l’entropie… »

Avec un père militaire formé à l’Ecole Polytechnique, vos frères et vous n’êtes pas restés longtemps au même endroit quand vous étiez enfants…

C’est vrai qu’entre ma naissance au Maroc, à Casablanca, et le moment où je rentre en pension à Cruseilles, en Haute-Savoie, mes lieux de vie ne sont pas très stables. Exception faite de la maison de ma grand-mère maternelle, à la Colle-sur-Loup, dans les Alpes-Maritimes, où je passais pratiquement toutes mes vacances d’été. J’y ai de beaux souvenirs de sieste, tout petit : les raies de soleil à travers les persiennes, la fraîcheur des tommettes sous les pieds nus, les cigales, le parfum chaud des pins… Je l’ai toujours, cette maison. Le lit dans lequel je dors est dans la chambre de jeune fille de ma mère. C’est le lit sur lequel nous allions il y a soixante-cinq ans, Bernard, ma cousine et moi, pour établir le programme du lendemain.

Et en dehors des vacances ?

Idar-Oberstein, en Allemagne, pendant quelques années, ensuite Djibouti, puis Saïgon pendant un an ou deux… Chaque fois, c’était des découvertes et des arrachements. De notre arrivée dans le port de Saïgon, j’ai toujours conservé l’odeur de nuoc-mâm – je peux en boire ! Abidjan, une forte odeur d’oléagineux… Mes souvenirs de cette période, ce sont des parfums et des gens. Tels qu’ils étaient à mes yeux. Toujours différents et toujours attirants. Les langues qu’ils parlaient, ce qu’ils mangeaient, la façon dont ils jouaient… C’est peut-être pour ça que Belleville m’est un paysage si familier. Le cosmopolitisme, chez moi, c’est presque génétique !

Au fond, vous avez passé votre enfance dans le métissage ?

Pas vraiment : c’étaient les « colonies », tout de même. A Saïgon, j’avais des copains vietnamiens. Mes parents me laissaient jouer aux billes avec eux dans la rue, ce qui n’était pas fréquent pour un enfant de colon. C’était la guerre, juste avant Dien Bien Phu… Mais non, je ne parlerais pas de métissage. C’est là un des regrets de mon père, que j’ai retrouvé dans une lettre écrite en 1922, quand il avait son premier poste de sous-lieutenant, sur la frontière tonkino-chinoise : le regret, précisément, qu’il n’y ait pas eu métissage dans cette aventure coloniale.

Dans cette lettre, il écrivait : « Nous ne resterons pas en Indochine plus de trente ans. Nous y exportons tout ce que nous faisons de force obtuse, sans aucune curiosité pour cette civilisation millénaire »… Et c’était un jeune homme ! Il ajoutait : « Et l’Algérie suivra. On ne reste pas impunément plus de 150 ans dans un pays sans se mélanger à la population. »

Vous l’admiriez beaucoup ?

Je l’adorais, mais de loin, à cause de la peur constante de le décevoir. Il avait une sorte d’autorité paisible, rêveuse, assez absente. C’était un homme du XIXsiècle, on ne le chatouillait pas… Et puis c’était un timide, ce qui le rendait intimidant. Mais il avait une humanité inouïe. Il était la réussite de la famille – son père, qui était Corse, avait été nommé comme petit employé de banque sur le continent, et lui, mon père, n’aurait pas pu intégrer Polytechnique si son frère et sa sœur aînés ne s’étaient sacrifiés pour lui payer ses études. Il était entré à l’X grâce aux mathématiques, mais elles ne l’intéressaient pas plus que ça. Ce qu’il aimait, lui, c’était la poésie et la littérature. Il vivait en compagnie constante de Valéry, Mallarmé, Joyce.

Et votre mère, comment était-elle ?

C’était une jeune fille en colère. Grognonne. Femme de militaire, ce n’est pas très rigolo : les déménagements, les réceptions… En plus, elle avait quatre garçons. Elle vivait donc avec cinq hommes, qui tous fumaient la pipe. Par bonheur, comme elle était toute petite, elle restait sous le nuage de fumée ! Je crois que c’était une femme qui avait envie d’autre chose.

Quand j’ai eu mon permis de conduire, je l’emmenais au cinéma, à Nice. Elle n’avait pas fait d’études, mais elle adorait Bergman, le cinéma japonais… des films qui me paraissaient souvent très obscurs. Elle en revenait toute rêveuse. Un jour, je la surprends en train de lire Joyce. « Maman, tu lis Ulysse ? Et tu aimes ? » « Oui, beaucoup. Pour une fois qu’en voilà un qui écrit comme on pense… » Avant son mariage, elle était petite main chez une couturière dont le mari était peintre. Je crois qu’elle était faite pour ce milieu. Les artistes… Qu’au fond, elle s’est toujours trouvée insatisfaite de sa vie.

Comment s’est faite votre rencontre avec l’écriture ?

Grâce à Alexandre Dumas. Aux séances de lecture, au pieu dans le dortoir de la pension. Je m’endormais sur mon livre, et le lendemain matin, à l’étude, je ne pouvais pas l’emporter : alors j’écrivais la suite. Le désir d’écrire, chez moi, a toujours été étroitement associé au désir de lire. Le soir, je comparais ma version à celle de Dumas – c’était un peu mieux, Dumas, forcément. C’est comme ça que l’écriture a commencé.

Et la tribu Malaussène, comment est-elle née ?

Il y a plusieurs facteurs. L’envie, d’abord, de renouer avec la littérature narrative et populaire, de m’émanciper de l’influence de Valéry – qui s’interdisait le roman en affirmant « Jamais je n’écrirai : La marquise sortit à cinq heures » – et du diktat des structuralistes, très dans l’air du temps des années 1970-1980. Par ailleurs, j’avais lu l’essai de René Girard, Le Bouc émissaire, et sa théorie me plaisait. Pour dire très vite, selon Girard, tout groupe humain se constitue par rejet d’un bouc émissaire : en tant qu’ancien cancre, puis en tant que professeur, je connaissais bien le phénomène. Je me suis dit qu’il serait intéressant d’imaginer un personnage qui soit un bouc émissaire professionnel, un type explicitement salarié pour se faire engueuler à la place des autres. En 1985, cela a donné Au bonheur des ogres. Puis la suite… Malaussène, c’est l’incarnation de cette idée.

Après six épisodes de la saga, puis dix-huit ans d’infidélité, vous revenez à vos anciennes amours avec Le cas Malaussène. Pourquoi ?

J’ai eu envie de m’amuser. De lire du Malaussène. Toujours ces mêmes envies d’enfance, quand l’écriture procédait de la lecture… Et puis je voulais savoir si j’en avais encore les moyens, si je pouvais reproduire cette espèce de fantaisie, comme quand j’étais jeune. J’ai retrouvé l’écriture d’alors. Ce qui a bougé, c’est la structure : pour les précédents Malaussène, je faisais des plans préalables pour libérer l’écriture.

Tandis que là, j’ai eu un tel besoin d’écriture que j’ai écrit le premier chapitre sans me préoccuper de la suite. Puis le deuxième, où je décris mes séances de cueillette de myrtilles avec mon copain Robert – un ami paysan auquel nous avons acheté il y a trente ans, ma femme et moi, la ferme du Vercors où nous passons l’été et une partie de l’hiver. Avec Le Cas Malaussène, je me suis laissé aller au plaisir des retrouvailles. Comme si je voulais, avant de casser ma pipe, replonger dans l’eau du Loup, la rivière ou Bernard et moi passions nos journées quand nous étions enfants.

Si vous aviez aujourd’hui un message à délivrer à l’éducation nationale, quel serait-il ?

D’abord, recrutez vos inspecteurs parmi des professeurs innovants, dont les innovations peuvent être théorisées et exportées. Envoyez ces inspecteurs dans la France entière à la recherche d’enseignants pédagogiquement passionnés, sérieux, méthodiques et inventifs – il y en a beaucoup ! –, qui ont su convertir leurs classes à la joie d’apprendre… Cela améliorera probablement les choses.

Cessez de penser que l’enseignement est réductible à la transmission d’un savoir et à l’évaluation de ce qui a été retenu ! Ce qui marche, c’est le partage de l’enthousiasme. Vos professeurs ne sont pas là pour faire peur, mais pour vaincre la peur d’apprendre. Une fois cette peur vaincue, les élèves sont insatiables : les efforts consentis seront alors infinis. Apprendre à apprendre, c’est ce que l’on n’apprend pas aux professeurs. Et surtout, partout, toujours, que les enseignants cessent de faire peur ! Et d’avoir peur ! Je suis un militant de la dédramatisation.

Le Cas Malaussène (tome 1). Ils m’ont menti (Ed. Gallimard).

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