Les grands fonds marins sont la dernière « terra incognita » de notre planète. Un monde presque inaccessible, quasi inexploré, dont on imagine qu’il reste immaculé, vierge de toute souillure. Il n’en est rien. Il porte, lui aussi, la marque indélébile des activités humaines. C’est ce que révèle une étude de chercheurs britanniques publiée lundi 13 février dans la revue Nature Ecology & Evolution.

Alan Jamieson (Institut des sciences biologiques et environnementales de l’université d’Aberdeen en Ecosse) et ses collègues ont sondé deux des fosses océaniques les plus profondes, celle des Mariannes, dans la partie nord-ouest du Pacifique, et celle des Kermadec, dans la partie sud-ouest. On est ici dans le domaine que les océanologues appellent « l’ultraprofond », celui de la zone hadale qui commence à partir de 6 000 mètres en dessous du niveau de la mer.

Les fosses des Mariannes et des Kermadec plongent à plus de 10 000 mètres de profondeur | Nature Ecology & Evolution

Ils y ont fait descendre, jusqu’au plancher océanique, un robot sous-marin équipé de nasses, dans lesquelles ils ont piégé, à différents étages de la colonne d’eau (entre 7 200 et 10 000 mètres pour la fosse des Kermadec, entre 7 800 et 10 250 mètres pour celle des Mariannes), des spécimens d’amphipodes. Il s’agit de petits crustacés au corps recourbé, d’une taille de l’ordre du centimètre, qui se nourrissent de tous les détritus tombant entre leurs mandibules : des détritivores, sortes d’éboueurs des mers. Des échantillons de trois espèces endémiques, Hirondellea dubia, Hirondellea gigas et Bathycallisoma schellenbergi, ont ainsi été collectés.

Un spécimen d’Hirondellea gigas, prélevé dans la fosse des Mariannes | Alan Jamieson, Newcastle University

Ces puces de mer ont été remontées à la surface, où les chercheurs ont analysé la teneur de leurs graisses, ainsi que de la matière sèche obtenue après étuvage, en polluants organiques persistants (POP). Des molécules qui, comme leur nom l’indique, ont pour caractéristique de ne pas se dégrader naturellement, si bien qu’elles restent durablement présentes dans le sol, l’air et l’eau. Elles s’accumulent dans les tissus des êtres vivants –animaux ou humains – qui les inhalent ou les ingèrent, avec de multiples effets délétères.

« Puissante contamination »

Deux groupes de composés appartenant à cette famille de substances chimiques ont été passés au crible. D’une part, les polychlorobiphényles (PCB), abondamment utilisés dans les années 1930 à 1970 par les fabricants d’appareils électriques pour leurs propriétés isolantes, avant d’être bannis en raison de leur toxicité. D’autre part, les polybromodiphényléthers (PBDE), employés dans les années 1970 et 1980 dans l’industrie pétrolière et toujours utilisés comme retardateurs de flamme, pour ignifuger plastiques, textiles et équipements électriques.

Les auteurs de l’étude rapportent avoir mesuré « des niveaux extraordinairement élevés » de ces produits dans les crustacés. Les chiffres, exprimés en nanogrammes par unité de masse corporelle, ne diront rien aux non-spécialistes. Mais les comparaisons sont édifiantes : les teneurs en PCB notamment, particulièrement hautes, sont « cinquante fois supérieures » à celles trouvées dans des crabes du fleuve Liao, l’un des cours d’eau les plus pollués de Chine, et du même ordre que celles détectées dans la baie japonaise de Suruga, une région très industrialisée du sud de l’archipel nippon. « Ces données montrent clairement une puissante contamination d’origine humaine et une bioaccumulation dans la faune », concluent les chercheurs.

« Les niveaux relevés sont très significatifs, commente François Galgani, écotoxicologue à l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), qui n’a pas pris part à ce travail. Ils sont couramment atteints dans des zones côtières marquées par une forte activité industrielle – telles que la baie de Seine en France – et, pour d’autres polluants comme les métaux, nettement dépassés dans certains secteurs affectés par l’extraction minière, par exemple en Australie. Mais ces concentrations n’avaient encore jamais été documentées à de telles profondeurs. »

Rôle des débris plastiques

Comment ces substances ont-elles fini par 10 000 mètres de fond, à des centaines de kilomètres de distance de la terre ferme, et donc de leurs sources ? Les auteurs supposent qu’elles ont été transportées par les courants atmosphériques et océaniques, avant d’être entraînées vers les abysses par des agrégats de matière organique (bactéries, cellules dégradées de phytoplancton, de zooplancton et d’organismes marins en décomposition) ou inorganique (particules fines de sédiments, argiles, microdéchets…). Ces agrégats forment « la neige marine », un flux continu de particules qui peut transférer les polluants de la surface vers les fonds.

Une hypothèse est que le processus soit alimenté par les milliards de débris de plastique de toute taille jonchant l’océan, sur lesquels les polluants organiques persistants se fixent spontanément. Dans le Pacifique nord se trouve justement une gigantesque zone de convergence (ou gyre océanique) de déchets plastiques, le « Great Pacific Garbage Patch » ou « grande poubelle du Pacifique ».

Les conséquences de cette contamination sur les écosystèmes des grands fonds marins restent à étudier. Les auteurs rappellent que la production de PCB a été estimée, tous pays confondus, à 1,3 million de tonnes, dont les deux tiers sont présumés se trouver aujourd’hui dans des décharges, ou toujours dans des équipements électriques. Le dernier tiers, lui, a rejoint le milieu océanique et les sédiments marins. Les rejets de la civilisation n’ont pas fini d’empoisonner les crustacés des très grandes profondeurs et, avec eux, l’ensemble de la chaîne alimentaire.