Sur les côtes du Sénégal, depuis quelques années, des fabricants de farine de poissons coréens, russes, chinois, installés sur place, raflent toute la petite pêche. | REUTERS

Près du marché au poisson de Joal, sur les côtes du Sénégal, les femmes qui traditionnellement achetaient chinchards, anchois, maquereaux et sardinelles pour les fumer, se sont retrouvées au chômage. Ces petits pélagiques, moins nobles que le thon ou la daurade, fondent la base de la cuisine jusque dans l’arrière-pays. Mais voilà que depuis quelques années des fabricants de farine de poissons coréens, russes, chinois se sont installés sur place et raflent tout en offrant quelques centimes de plus par caisse débarquée des pirogues de pêche artisanale.

C’est l’un des effets du boum de l’aquaculture mondiale. La population mondiale qui croît est de plus en plus gourmande de protéines animales. Il lui faut de plus en plus de farines et d’huile de poisson. Voilà pourquoi les sardinelles africaines réduites au rôle de fourrage vont nourrir des saumons norvégiens, des truites polonaises, des anguilles chinoises, des crevettes thaïlandaises, mais aussi des carpes a priori herbivores, des volailles, ou encore des visons, des chiens, des chats…

L’ONG Bloom sonne l’alerte sur cette façon de livrer « de la confiture aux cochons », selon sa formule. En effet la pêche minotière, largement pratiquée par les grandes flottilles asiatiques dans les eaux des pays du sud, contribue à mettre en péril la ressource alimentaire des populations littorales, déjà mise à mal par la surexploitation des grands poissons prédateurs au large.

Mardi 14 février, l’association a rendu publique son analyse sur ce secteur, mettant à plat les ressorts et les conséquences de ce qu’elle appelle « l’envers du décor de l’aquaculture ».

Un quart des poissons réduit en farine

Le même jour paraissait dans la revue Fish and Fisheries une publication scientifique cosignée par Frédéric Le Manach, directeur scientifique de Bloom, Tim Cashion, Daniel Pauly et Dirk Zeller de l’université de Colombie britannique. Cette étude souligne qu’en moyenne, entre 1950 et 2010, 27 % du total des captures débarquées autour du globe (soit environ vingt millions de tonnes par an) a été réduit et transformé, servant à autre chose qu’à nourrir directement les humains. Selon Bloom, les farines de poisson alimentent certes l’aquaculture mondiale (elle en consomme environ 57 %), mais elles fournissent aussi largement l’élevage de porcs (22 %) et de volailles (14 %).

Or les auteurs estiment que 90 % des poissons devenus farine étaient parfaitement comestibles, ce qui va à l’encontre du code de conduite pour une pêche responsable établi par l’agence des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Celle-ci préconise au contraire de ne transformer que les poissons qui ne sont pas consommés par les humains (comme les lançons ou les tacauds), afin de ne pas menacer la sécurité alimentaire de tous.

Comment élève-t-on les produits de la mer ? La question mérite d’être soulevée alors que ce mode de production est fréquemment présenté comme une alternative à l’épuisement de l’océan : les stocks de poissons sauvages sont surexploités à 90 % selon la FAO. Aussi depuis 2012 l’aquaculture fait-elle à peu près part égale avec la pêche en mer et en eau douce sur les étals de poissonniers. Nous en mangeons au moins autant. La Chine, une fois encore, apparaît comme le géant du marché : elle fournit à peu près la moitié des poissons, des crustacés et des mollusques d’élevage.

Le krill, objet de convoitise

Pour alimenter ce secteur prometteur, l’attrait des navires industriels ne se limite pas aux anchois du Pérou – premier producteur mondial de farine de poisson –, aux maquereaux du Chili ni aux sardines africaines. Désormais, ces derniers ciblent aussi de nouvelles espèces comme les poissons sanglier et lanterne.

Pire, le krill de l’Antarctique, très prisé sous forme d’huile, est désormais objet de leur convoitise, notamment des flottes venues du Danemark. Or il constitue la base même de la chaîne trophique. Ces tout petits crustacés, comme les poissons fourrage, nourrissent les gros prédateurs : thons, marlins, cabillauds, ainsi, évidemment, que de nombreux oiseaux et mammifères marins.

« C’est dans la pêche minotière que les pêcheries sont le moins suivies, note pour sa part Arnaud Gauffier, chargé de programme au WWF, le Fonds mondial pour la nature. C’est là qu’il y a le plus de pêche illégale et de captures de poissons d’eaux profondes. On est en train de déstabiliser les grands fonds pour faire de la farine et de l’huile ! » L’ONG partage le même point de vue que Bloom sur le secteur, sans en tirer les mêmes conclusions.

L’association de Claire Nouvian, Bloom, s’insurge, elle, contre l’attribution de labels de gestion durable du type Marine Stewardship Council (MSC, créé par le WWF) à des pêcheries minotières alors que par nature ces pratiques déstabilisent les écosystèmes et grèvent le possible rétablissement des stocks de poissons.

Insectes et déchets alimentaires

Comme elle l’avait déjà fait avec obstination et finalement avec succès sur le sujet de la pêche en eaux profondes, l’association se tourne vers l’Union européenne. Certes celle-ci n’est pas la championne de la pêche minotière, qui n’y représente que 12 % du total des captures, mais une fois encore les militants aimeraient la voir jouer un rôle exemplaire. Ils demandent à la Commission de commencer par interdire la fourniture de farines de poissons à des élevages d’animaux non-carnivores.

Frédéric Le Manach suggère par ailleurs de développer une forme d’économie circulaire à base de récupération de sous-produits de conserveries de poissons – ce qui existe déjà –, mais aussi de récupération de déchets alimentaires, de sang d’abattoirs et d’élevages d’insectes. Un modèle de fermes aquacoles où déjections de poissons et plantes aquatiques ou algues se nourrissent mutuellement intéresse de plus en plus. Bloom conseille en outre aux consommateurs de privilégier la viande de porcs et de volailles nourris entièrement de végétaux et préconise surtout de diminuer l’achat de protéines animales.

Mardi 14 février, la Banque mondiale publiait de son côté une évaluation remise à jour du manque à gagner qui découle de la mauvaise gestion de la ressource halieutique. Selon les calculs de ses experts, « pêcher moins et mieux » pourrait générer des gains supplémentaires de 83 milliards de dollars à l’échelle mondiale. Mettre fin à la surexploitation permettrait non seulement aux populations de poissons de se reconstituer, mais aussi d’accroître la valeur des prises.