Le 7 janvier, devant le centre commercial du Galion, qui donne sur la cité des 3000, à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Dix jours ont passé et, sur le mur crasseux en carrelage couleur brique, on devine encore les traces de mains d’un jeune homme de 22 ans essayant de se débattre. C’était le 2 février, jour où Théo L., victime d’un viol présumé lors d’une interpellation policière, « s’est fait voler sa dignité », selon les mots des jeunes de la cité de la Rose des vents d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), aussi appellée « Les 3 000 ».

En ce jour de vacances scolaires, ils sont une poignée, âgés d’une vingtaine d’années, à être postés à ce même endroit, comme les gardiens d’un lieu qui porte encore les stigmates de l’« agression de leur pote ». Cette « bavure de trop », qui a une nouvelle fois mis en lumière les violences policières pourtant endémiques dans les quartiers populaires, aurait pu concerner n’importe lequel d’entre eux.

Demandez-leur combien de fois dans leur vie ils ont été contrôlés par la police, et un bref silence incrédule laisse vite place aux rires : « Mais c’est impossible à compter ! C’est tout le temps ! ». Dans ce quartier de 18 000 habitants, où la rénovation urbaine a mis fin aux barres d’immeubles vétustes, il y a autant d’histoires de contrôles d’identité violents que de jeunes.

« Ça rend fou au bout d’un moment »

Les souvenirs de violences policières ne manquent pas pour ces jeunes, nombreux à graviter autour du trafic de cannabis, qui reste de petite ampleur dans ce quartier loin d’être considéré comme une plaque tournante de Seine-Saint-Denis. Oscar, 20 ans, raconte ainsi avoir un jour été arrêté par des agents qui l’ont emmené dans le parc du Sausset, à l’orée de la cité. Les policiers lui auraient alors pris toutes ses affaires, téléphone et chaussures compris, avant de le laisser repartir à pied. « Avec Théo, ça a dégénéré, mais les contrôles violents, c’est notre quotidien », résume le jeune homme, les mains dans les poches et l’air juvénile. Mardi 14 février, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête préliminaire après avoir lu le récit, relaté dans la presse, de Mohamed K., un ami de Théo L., qui aurait été passé à tabac une semaine avant ce dernier par un des policiers déjà mis en examen.

Depuis les évènements du 2 février, les tensions déjà vives semblent avoir décuplées. « Bande de violeurs », lâchent des jeunes en voyant un véhicule de police traverser la rue Edgar Degas, l’artère principale de la cité. Ils assurent que les forces de l’ordre ne manquent pas, elles non plus, de faire référence à cet épisode :

« Il y en a qui sont passés en nous lançant : “Vous voulez une matraque dans le cul ?” »
De l’insulte vulgaire de base à l’attaque raciste, en passant par les propos humiliants

Des attaques verbales coutumières, selon les jeunes Aulnaysiens, qui sortent pêle-mêle une kyrielle d’exemples, allant de l’insulte vulgaire de base (« salope », « enculé », « fils de pute »), à l’attaque raciste (« bamboula », « sale arabe », « bougnoule »), en passant par les propos humiliants à tendance homophobe (à un adolescent dans la rue : « Ça va bouclette ? T’es mignonne tu sais »). On ne parle même plus du traditionnel tutoiement. A tout cela s’ajoutent des agressions physiques, rapportées par de nombreux habitants : un portable confisqué puis jeté par terre, un jet de gaz lacrymogène lancé par la fenêtre d’une voiture en patrouille, sans raison…

S’ils reconnaissent qu’ils ne sont pas tous comme ça, les jeunes du quartier estiment d’une même voix que la « grande majorité » des policiers de la brigade anti-criminalité (BAC) et de la brigade spécialisée de terrain (BST) qui patrouillent dans le quartier « font les malins », les « cow-boys », les « fiers ». Rachid, 20 ans, assure être toujours resté en dehors des trafics, ce qui ne l’empêche pas d’avoir subi, comme les autres, son lot de contrôles policiers. « Ça rend fou au bout d’un moment tous ces contrôles. Tu satures, tu étouffes », résume l’étudiant en IUT avec l’air résigné de celui qui a l’habitude.

Yassin raconte que lors d’un contrôle, un policier l’a menacé : « “Compte jusqu’à dix ou on te fout une baffe” : je garde mon calme et je le fais. Ensuite c’est : “Compte jusqu’à quinze ou je te cogne la tête contre le mur”. » Mourrad, lui, confie que lorsqu’ils les fouillent, « les policiers font toujours exprès de nous toucher les testicules » :

« Pour te montrer qu’ils te dominent, ils te donnent des petits coups dans les parties intimes avec leur talkie-walkie »

« Tout cela reste dans le huis clos de la cité »

Ambre, étudiante de 27 ans en philosophie à la Sorbonne, cogère la modération de la page Facebook « Seuls les Aulnaysiens peuvent comprendre », où plusieurs témoignages relatifs à des violences policières ont émergé à la suite de l’arrestation de Théo L. « Dans les récits de contrôles policiers, on constate une volonté des forces de l’ordre d’attaquer l’image sociale virile que renvoient les jeunes des banlieues et que revendiquent aussi les policiers », commente celle qui vit dans le quartier de la Rose des vents depuis l’enfance.

« Ces contrôles agressifs, on le sait, c’est devenu la norme mais on ne parle pas des choses du quotidien, qui semblent courantes », constate Mohamed, 37 ans et qui estime que son groupe Facebook a permis de libérer la parole, avec des témoignages et des vidéos. « Le principe de ces interpellations, c’est qu’elles reposent sur l’humiliation, c’est pour ça que les jeunes n’en parlent pas. Tout cela reste dans le huis clos de la cité », déplore-t-il. « La volonté de blesser la masculinité de leur public est fréquente chez les policiers », souligne d’ailleurs le sociologue Didier Fassin dans une interview à Libération.

Des policiers à l’arrière du centre commercial du Galion qui donne sur la cité de la Rose des vents à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

« Après les interpellations, quand ils t’ont bien humilié, t’as la haine qui te ronge. Et quand tu rentres chez toi, t’as honte, tu te dis : “J’ai rien dit, j’suis une salope” », confie Yassin, 20 ans, qui anticipe notre question et énumère toutes les raisons de ne pas porter plainte :

« Parce qu’ils refusent de prendre ta plainte et te renvoient vers l’IGPN à Paris », « parce que nos mères ne veulent pas qu’on fasse de vagues », « parce que tu risques d’avoir plus de problèmes avec eux après », etc.

« Faites attention aux policiers », conseillent les parents

Tout au bout de la rue Edgar Degas, trois pré-adolescents s’apprêtent à jouer au foot sur le terrain qui a vu grandir de grands noms du football professionnel, comme Alou Diarra et Moussa Sissoko. Les modèles du quotidien, ce sont « les plus grands », qui viennent parfois jouer avec « les petits », et dont ils entendent fréquemment les cris, au loin, lors de confrontations avec la police.

« Souvent, j’entends des hurlements depuis chez moi, ce sont des jeunes qui se font interpeller », rapporte Bilal, 13 ans, le plus loquace des trois. Encore trop jeunes pour avoir été l’objet de contrôles policiers, ces « petits » n’en sont pas moins coutumiers des tensions latentes et permanentes avec la police. « Les policiers, ils ne sont peut-être pas tous pareils, il y en a peut-être des sympas, mais moi je crois que ce je vois. Et ce que je vois, c’est que des policiers méchants », poursuit Bilal, avant de conclure :

« Moi je ne fais pas confiance en la police, je fais juste confiance à ma mère. »

A Aulnay-sous-Bois, les « mamans » ont toutes le même conseil pour leurs enfants, « toujours garder son calme » pendant un contrôle. Le soir, quand les tensions montent avec les plus grands, les petits n’ont pas le droit de cité. Ryan, 12 ans, scolarisé au collège Victor Hugo, à une centaine de mètres du terrain de foot où il s’occupe pendant les vacances scolaires, résume :

« Nos parents, ils nous disent de faire attention aux policiers quand on sort. »