« La police italienne m’a électrocuté pour prendre mes empreintes de force. La police française m’a arrêté et renvoyé quatre fois d’affilée dans le sud de l’Italie, où la même scène s’est reproduite », témoigne d’un débit rapide Mohamed Abdallah, jeune réfugié politique soudanais. Son interprète, Houssam El Assimi, membre actif du collectif La Chapelle debout !, complète : « Les accords de Dublin obligent les réfugiés à déposer leur demande d’asile dans le pays où leurs empreintes ont été prélevées. Or dans certains pays, ils subissent des sévices. Les expulsions vers l’Italie se pratiquent en toute illégalité sans aucune procédure. »

Parce qu’il a informé des exilés sur leurs droits au cours de leur interpellation, Houssam El Assimi est poursuivi depuis neuf mois par la justice française. « Neuf mois de stress et plus de 8 000 euros de frais d’avocat encore impayés, déclare le trentenaire, qui semble à la fois désabusé et déterminé. L’objectif évident est de flinguer la lutte, mais cela ne nous freine pas. On n’agit plus clandestinement, c’est tout. »

Bravant le froid de ce jeudi 9 février, place de la République à Paris, plusieurs centaines de personnes sont venues « crier [leur] incompréhension et [leur] colère de voir se multiplier des actions d’intimidations, de harcèlements voire des condamnations à l’encontre de citoyens qui ne font que manifester une solidarité simplement humaine vis-à-vis de personnes étrangères en situation de grande détresse », constate Geneviève Jacques, présidente de la Cimade, association d’aide aux migrants, signataire du manifeste Délinquants solidaires avec plus de 400 autres organisations.

« On condamne des gens pour leur humanité »

Dès le lendemain du rassemblement, le cas de Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya, est devenu emblématique avec sa condamnation par le tribunal correctionnel de Nice à 3 000 euros d’amende avec sursis pour avoir pris en charge des migrants entre l’Italie et la France. « On parle mondialement de la France comme le pays des droits de l’homme et pourtant, on condamne des gens pour leur humanité », s’indigne Mohamed (il n’a pas souhaité donner son nom de famille). Aux côtés d’Houssam El Assimi, un autre Soudanais, coiffé d’un béret, dit lui aussi avoir été victime de sévices en Italie. Il fait face à la foule sur l’estrade de fortune installée au pied de la statue de la République. « La France est-elle le seul pays où l’humanité est un crime ? », lance-t-il. Il vient d’obtenir le statut de réfugié et vit actuellement à la rue.

« Savez-vous qu’à Vintimille, à vingt kilomètres de Nice, la municipalité interdit de donner à manger aux réfugiés et se demande si elle doit aussi empêcher de leur donner à boire ? », interroge Hubert Jourdan, coordinateur de l’association Habitat et citoyenneté, venu témoigner de la situation à la frontière italienne avec Pierre-Alain Mannoni, inculpé pour avoir pris en stop trois Erythréennes blessées. L’article L 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile menace de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 euros « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France ».

« Les migrants sont indésirables partout et c’est d’abord parce qu’ils sont traités comme des délinquants que nous sommes aujourd’hui indirectement inquiétés », estime Bahia Dalens, de l’association CPSE-Paris d’exil, un gobelet de café à la main. Selon Houssam El Assimi, « les militants sont poursuivis pour ce qu’ils font, les migrants pour ce qu’ils sont ».

« L’Etat reproduit aujourd’hui les logiques criminelles des années 1940, estime Georges Gumpel, membre de l’Union juive française pour la paix, dont le drapeau flotte au milieu de la foule, non loin de celui d’Attac. Au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, se crée sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent pas. » Enfant juif caché pendant la Seconde guerre mondiale, il rend hommage « aux Justes » qui, « de tout temps, ont osé dire non aux politiques criminelles de leur gouvernement ».

« Nous sommes tous délinquants »

Educatrice en région parisienne depuis seize ans, Ibtissam Bouchaara affirme avoir été mise à pied par sa direction pour avoir dénoncé les conditions de prise en charge des mineurs isolés étrangers. « Je me suis rendu compte qu’au sein de la protection de l’enfance, il y avait une voie royale pour les mineurs français et une voie de garage pour les étrangers, raconte-t-elle. Là où on devrait appliquer le droit commun, on applique un droit d’exception. »

Dans un coin, des dessinateurs fabriquent à même le sol une grande fresque sur laquelle on peut lire : « Il n’y a pas d’étrangers sur cette terre » ou encore « Quand désobéir est une obligation ». Jean-Luc Munro et François Lorens sont, eux, poursuivis pour violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique après avoir contesté le démantèlement de deux bidonvilles roms, respectivement à Loos (Nord) et à Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne). « On maquille nos procès politiques en affaires pénales en inventant des prétextes bidons pour condamner nos actions de solidarité, tempête un autre intervenant qui préfère garder l’anonymat, affirmant craindre que ses propos n’aggravent son cas lors de son procès à venir. La police raconte n’importe quoi, mais on lui donne systématiquement raison. Le vélo de Jean-Luc est considéré comme une arme, c’est ridicule ! »

« Si la solidarité avec les étrangers est un délit, alors nous sommes tous délinquants », peut-on lire sur une banderole rouge, le « q » de délinquants et le « o » de solidaires formant une paire de menottes. « Nous sommes les derniers garants des droits de l’homme et des valeurs républicaines que l’Etat ne respecte plus », confie encore le militant anonyme.

« On entend dire que la société française n’est pas prête à accueillir les migrants, c’est faux : ce n’est qu’une partie de la société, conclut Véronique Linarès, directrice de la communication de la Cimade. Il en existe une autre : tous ces gens qui se mobilisent pour les accueillir dignement et humainement, y compris en prenant des risques. »

Jean-Yves Bourgain, Reporter citoyen

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Donner la parole à ceux que l’on n’entend pas – ou si peu – dans le débat public, et ce à l’approche des échéances électorales que l’on sait : c’est la raison d’être du projet éditorial Paroles de sans-voix, fruit d’un partenariat entre Le Monde, l’Association Georges-Hourdin (du nom du fondateur de l’hebdomadaire La Vie, qui appartient au groupe Le Monde) et cinq associations actives dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Amnesty International, ATD Quart Monde, Cimade, Secours catholique, Secours islamique).

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