Les 8 et 10 février, les distributions aux Restos du cœur de Courlon-sur-Yonne auraient bien pu ne pas avoir lieu. Servant plus de 200 bénéficiaires dans le nord de l’Yonne, l’antenne a été cambriolée durant le week-end. | ANTONIN SABOT / « Le Monde »

En ressortant du local des Restos du cœur de Courlon-sur-Yonne, vendredi 10 février après-midi, les bras chargés de gros sacs remplis à ras bord, Sandra* précise tout de suite : « Faut pas croire, ça fait pas tant que ça. Pour huit, il faudra quand même aller faire les courses. » La distribution, cette semaine, aurait bien pu ne pas avoir lieu, car le week-end précédent, entre les 4 et 5 février, cette antenne des Restos du cœur de l’Yonne accueillant plus de 200 bénéficiaires a été cambriolée. Près de 2 tonnes et demie de marchandise ont disparu. « On est tous dans la galère, dit Sandra, offusquée. Et eux, ils viennent piquer la bouffe ici ! Même si t’es dans la merde, tu voles pas aux pauvres. »

« S’il n’y avait pas eu de distribution aujourd’hui, expose-t-elle en haussant les sourcils, ça aurait été la galère. » Agée de 34 ans et arrivée de région parisienne avec son mari il y a trois ans, elle ne voulait pas que ses six enfants grandissent dans de mauvaises conditions. Mais une fois installée dans un HLM de Pont-sur-Yonne, loin, bien loin des bassins d’emploi, sans véhicule ni permis de conduire, elle s’est retrouvée « coincée » et vit des allocations : RSA-couple, allocations familiales, allocations logement.

« Avant, du travail y en avait un peu », note cependant Aurélie*, qui, ce jour-là, est juste avant Sandra dans la queue. Elle aussi vient de région parisienne. A 39 ans, et avec une fille de 14 ans, elle arrive encore à faire quelques ménages « au black » pour s’en sortir. Elle a multiplié les petits boulots, d’auxiliaire de vie à serveuse, mais ça ne durait jamais longtemps. « Des fois, je pense à partir, que ça serait plus facile de trouver du boulot en région parisienne, admet-elle. Mais ma petite est scolarisée ici, elle a ses copines. »

« A la campagne, tu crois que ça va être plus facile »

Parmi les bénéficiaires beaucoup comme elle ont quitté la région parisienne dans l’espoir de meilleures conditions de vie, à l’écart des grandes agglomérations. « A la campagne, tu crois que ça va être plus facile, mais en fait ici le marché est hypercher. Dans les Yvelines, j’allais au marché du Val-Fourré pour ses prix. Alors qu’ici les cinq fruits et légumes par jour, comme ils disent, c’est même pas la peine. C’est mort. Et pourtant, je sais gérer », assure Sandra, en faisant remarquer qu’elle connaît les prix dans tous les magasins du coin.

« Je suis obligée de faire attention à tout. Sinon c’est mes parents qui m’aident. Mais à 34 ans, c’est la honte quand même. » Elle précise avoir déjà fait des démarches pour repartir dans les Yvelines, « mais ils nous proposent que des quartiers pourris ».

Parmi les bénéficiaires beaucoup ont quitté la région parisienne dans l’espoir de meilleures conditions de vie, à l’écart des grandes agglomérations. | ANTONIN SABOT / « Le Monde »

L’an dernier, l’antenne des Restos du cœur de Courlon a distribué 17 000 repas. Cette année, malgré le cambriolage, ce devrait être plutôt 20 000, annonce Anne-Marie Guibbaut, l’une des bénévoles, qui évoque le nombre grandissant de familles nombreuses qui viennent désormais, ou les retraités qui ne s’en sortent plus financièrement.

« Des gens avec des crédits revolving et qui ne sortent pas la tête de l’eau, on en voit beaucoup, soupire Alain Canduro, le responsable de l’antenne des Resto. Des gens qui achètent des conneries pour leurs gamins et n’ont plus de quoi bouffer. Mais on n’est pas assistante sociale pour leur dire quoi faire de leur argent. Nous, la seule chose qu’on veut, c’est aider le plus de gens possible. » D’où un service de navette mis en place depuis les gros bourgs voisins pour pallier les difficultés de transport.

Cœur gros et émotions à fleur de peau

« On sait que dans la campagne il y a des gens qu’on n’atteint pas. Soit qui ne savent pas comment faire les démarches, soit qui ne peuvent pas se déplacer et ne peuvent pas venir jusqu’à nous. On sait qu’il y a encore des gens qui auraient besoin de nous, mais qu’on ne peut pas servir. » Ceux des gros bourgs bénéficient d’une navette qui vient les chercher.

D’autres ont des amis qui leur apportent leurs provisions. Comme Patricia, 59 ans, qui ne travaille plus à la suite d’un accident du travail et doit se débrouiller avec 387 euros par mois. Cette fois, c’est sa fille qui l’a amenée. Elle embrasse un à un tous les bénévoles. Bien habillée et avec un beau rouge à lèvres carmin, on sent chez elle le cœur gros et les émotions à fleur de peau.

Elle explique que ce sont aussi des gens des Restos du cœur qui lui ont apporté des couvertures et un petit radiateur, pendant la récente vague de froid. Elle n’avait plus de chaudière. « Personne n’est au courant à part eux. Et vous maintenant. Moi, je dis rien, j’essaie de garder ça pour moi. Mais c’est dur, souvent, quand tu vas au magasin et qu’il te manque 10 centimes. Eh bien, ta baguette, ils te la donnent pas. »

En 2016, l’antenne des Restos du cœur de Courlon a distribué 17 000 repas. Cette année, ce devrait être plutôt 20 000. | ANTONIN SABOT / « Le Monde »

Sur ses 1 600 euros de salaire, il ne lui reste rien

Parmi les derniers arrivés ce vendredi, il y a Christophe. Il travaillait aujourd’hui, ce qui explique son retard. Malgré son emploi de vigile dans un centre d’accueil pour sans-domicile-fixe en Seine-Saint-Denis, il n’arrive pas à joindre les deux bouts. La faute à un crédit contracté avant la séparation avec sa compagne, justement pour venir s’installer ici, dans une maison dont les travaux ne sont pas encore finis.

Sur ses 1 600 euros de salaire, à la fin du mois il ne lui reste rien. « Je sais qu’on peut dégringoler très vite, assure-t-il. J’en vois tous les jours, dans mon travail, des gens qui se cassent la gueule en quelques mois. Alors j’ai pas honte de venir, surtout que je sais que c’est indépendant de ma volonté. Et puis, j’ai un enfant, je peux pas me permettre de plonger. J’ai pas le choix. »

Depuis la fin de la défiscalisation des heures supplémentaires, il se plaint de ne pas pouvoir travailler plus pour améliorer sa situation. « Les gens qui veulent travailler plus ne peuvent pas, et les autres sont encouragés à rien foutre, proteste-t-il. On nous bloque. Les politiques, ils disent ce qu’on veut entendre, mais ensuite ils le feront pas. » Ajoutez à ça le « tous pourris », et il sait qu’il a beaucoup d’amis qui vont finir par voter Le Pen. « Moi, je peux pas, je suis à gauche, mais j’ai quand même l’impression qu’il y a deux mondes différents, et que là-haut ça se goinfre, alors que nous, on crève. »

*Les prénoms ont été changés.