Assise sur le siège conducteur, voiture à l’arrêt sur un parking de supermarché, Jamerrill Stewart prend un air grave. Elle n’a, dit-elle, « pas l’habitude de faire ça ».

« Ça », ce sont des courses hebdomadaires au magasin alimentaire du coin. Il est cher : elle sait d’avance qu’elle dépassera probablement son budget, se console à demi face à la caméra, arguant qu’au moins elle économisera sur l’essence. Et puis, de toute façon, elle n’a pas le temps d’aller chercher les petits prix plus loin. Il y a les enfants qui reprennent l’école, le mari qui est tout le temps au travail, et les autres « petits trucs » qu’elle ne prend pas la peine de lister. Jamerrill Stewart coupe la vidéo.

« Dimanches-glaces » et « jeudis-tacos »

Nous retrouvons l’Américaine chez elle une heure plus tard, cheveux platine attachés à la va-vite et gloss rose pâle assorti à son chemisier. Dans sa cuisine rustique, elle a étalé tout le contenu de ses courses sur une table. Elle braque son caméscope dessus, et commence à le lister à voix haute.

Quatre boîtes de dix-huit œufs, trente-quatre bouteilles d’eau, quatre gros pots de crème fraîche, une bonne trentaine de bananes, six bidons de lait, plusieurs packs de super poulet à « seulement 1,99 dollar la livre », une « tonne » de yaourts saveur myrtille, cerise, banane ou cheesecake, un gigantesque pot de glace, pour les « dimanches-glaces », et beaucoup de tacos… pour les « jeudis-tacos ».

One Week Grocery Shopping Haul for Our Large Family {August 2015}
Durée : 11:54

Aussi impressionnantes puissent-elles paraître, les quantités sont loin de rivaliser avec les month hauls (« butins du mois ») de Jamerrill Stewart. Comprendre, un déballage en vidéo du contenu de ses courses alimentaires pour un mois entier, qu’elle poste sur YouTube à chaque fois qu’elle revient du supermarché.

200 000 vidéos par mois

Les vidéos grocery hauls sont apparues pour la première fois sur des chaînes américaines, entre 2007 et 2008. Pendant longtemps, ce type de vidéos est resté quasi confidentiel : elles atteignaient, tout au plus, quelques dizaines de milliers de vues. Mais depuis quelques années, les chiffres ne cessent d’augmenter, plafonnant, pour le retour de courses le plus populaire, à 1,3 million de vues.

Résultat, rien que le mois dernier, près de deux cent mille vidéos grocery hauls anglophones ont été publiées sur la plate-forme. Et si l’on regarde les statistiques depuis février 2016, les compteurs explosent, avec près de trois millions de vidéos publiées. Un succès dont certains youtubeurs s’inspirent désormais de ce côté de l’Atlantique.

Sophie, une Drômoise de 26 ans qui travaille dans le secteur bancaire, fait partie de ceux-là. Elle qui ne postait sur sa chaîne Sophie’s diary que des vidéos sur la beauté, la mode et la décoration, s’est mise à filmer ses courses lorsqu’elle était enceinte de son fils.

« Au départ, on me disait que c’était bizarre »

« A ce moment-là, j’ai eu envie de vidéos différentes, raconte-t-elle au téléphone. Mes centres d’intérêt changeaient, et je me suis de plus en plus reconnue dans les chaînes lifestyle des Américaines. » Un jour, elle tombe, « complètement par hasard », sur un grocery haul. Elle se souvient :

« J’ai vraiment aimé ça. A la fois parce que ça permettait de se rendre compte de certaines différences culturelles entre nos deux pays au niveau alimentaire, et parce que ça me donnait des idées. »

Elle décide alors de faire de même sur son propre compte, ouvert il y a six mois :

« Au départ on me disait que c’était bizarre, que ça devait être encore une nouvelle lubie de youtubeuse, et puis finalement, il y a vite eu dans les commentaires des gens qui me disaient qu’ils aimaient ça. »

Commentaires postés sous l’une des vidéos retour de courses de Sophie. | YouTube / Sophie’sdiary

Son premier grocery haul atteint ainsi les quinze mille visionnages, alors que ses autres vidéos oscillent généralement entre trois mille et sept mille. Ce sont aussi les contenus sur lesquels son audience est le plus « mobilisée », c’est-à-dire ceux sur lesquels elle reçoit le plus de mentions « J’aime » et de commentaires.

Rompre avec le monde « irréel » des grandes youtubeuses

La youtubeuse n’a, du coup, aucune envie de se priver de filmer ses haricots en conserve et brioches au lait. D’ailleurs, pour elle, ils seraient au fil du temps devenus bien plus qu’un simple inventaire. Dans sa bouche, cela sonne presque comme un engagement : celui de montrer « la vraie vie », des choses « terre à terre », « proches des gens », qui contrastent avec « ce milieu des youtubeuses beauté qui a pris des proportions pas possibles », et devient, selon Sophie, presque trop irréel.

[ GROCERY HAUL ] HAUL courses / Mes courses
Durée : 10:08

Jon Venus, un youtubeur fitness vegan qui compte cent trente mille abonnés, donne lui aussi une dimension toute particulière aux hauls de supermarché.

Il a commencé à regarder ces vidéos lorsqu’il a cessé de manger des produits animaux. Il les trouvait « très pratiques » :

« Ça me permettait de gagner du temps au supermarché, parce que j’avais une liste avant de quitter la maison, au lieu de passer une heure à déchiffrer les étiquettes pour voir quels produits étaient végétaliens ou non. »

L’entrepreneur, âgé de 25 ans et qui vit à Barcelone, s’est ensuite mis naturellement à en filmer. « Mon public ne me l’a pas demandé, concède Jon Venus, mais une fois que j’en ai fait, elles sont devenues très populaires. »

« J’essaye toujours de montrer aux gens à quel point il est facile de faire des choix sains, sans avoir à dépenser beaucoup d’argent. Dire qu’être vegan est difficile et cher est l’une des plus grosses idées reçues qui soient autour de ce régime alimentaire, et c’est en fait l’opposé qui arrive quand vous vous lancez là-dedans. J’ai juste pensé que faire ces vidéos était une bonne manière d’informer les gens qui voulaient se tourner vers une alimentation plus saine. »

CHEAP FITNESS GROCERIES | VEGAN on $15!
Durée : 09:37

Souvent accompagné dans ses hauls par sa petite amie, Kathrine, nutritionniste, le youtubeur dévoile sur sa chaîne comment manger vegan une semaine pour le prix « d’un seul restaurant », tout en militant pour « l’environnement, et [contre] les problèmes éthiques et sanitaires causés par l’agriculture animale ». Une formule qui séduit « principalement de jeunes étudiants ou des amateurs de fitness », souvent âgés de 18 à 34 ans.

Ce nouveau public est aussi l’une des raisons du succès croissant des vidéos. Celles de courses « classiques », familiales, où l’on se contente de lister les derniers bons plans, et qui faisaient jusqu’à présent le bonheur des premiers adeptes du format, ne sont plus les seules à plaire. Ces dernières années, les grocery hauls se sont ainsi spécialisées : on en trouve à destination des adeptes de la musculation cherchant un régime, des intolérants au gluten, ou encore des personnes qui ne souhaiteraient acheter que des produits bio, ou même des fans de junk food. Voire des régimes beaucoup plus insolites, comme ceux des accros aux céréales.