Pour les rangers de l’île de Curieuse, c’est l’heure de la patrouille. Anto Suzette, solide chef des gardiens du site, fait quelques pas dans l’eau avant de grimper sur son petit bateau. « On fait ça trois fois par jour pour vérifier qu’il n’y a pas de pêche illégale », explique-t-il, avant de mettre le moteur en marche.

Ils ne sont pourtant qu’une petite dizaine, employés par l’Autorité nationale des parcs des Seychelles, pour veiller sur ce bijou de forêt tropicale de 3 kilomètres carrés – elle abrite des espèces protégées de cocotiers et où viennent pondre les tortues marines – et sur sa scintillante couronne d’eau cristalline.

Les cinq esquifs à disposition ne disposent pas tous de gilets de sauvetage et ne sont d’ailleurs pas assez résistants pour affronter un océan quelquefois déchaîné. « On doit parfois renoncer aux patrouilles », admet M. Suzette.

C’est pourtant un défi autrement plus considérable qui attend les rangers seychellois dans les années à venir. Le pays, qui dépend de la pêche et du tourisme, et dont 80 % des îles sont menacées par la montée des eaux, s’est engagé à créer d’ici à 2020 l’une des plus vastes zones de protection marine au monde, la deuxième plus grande de l’océan Indien.

D’une superficie de 400 000 kilomètres carrés – un peu plus que celle de l’Allemagne –, elle couvrira 30 % des eaux territoriales du pays contre à peine 1 % aujourd’hui. La moitié sera consacrée « no-take zone » : aucune activité de pêche n’y sera permise.

Pêche durable

L’ambitieux projet n’est que la partie émergée du concept d’« économie bleue » dont les Seychelles sont devenues l’un des leaders mondiaux. Le pays fourmille d’initiatives, qui seront présentées au Sommet mondial sur les océans qui s’ouvre le 22 février à Bali (Indonésie).

Outre la réserve et les multiples programmes de restauration des récifs coralliens, les Seychelles élaborent depuis 2014 un ambitieux « Plan spatial marin », sorte de cadastre qui intégrera toutes les données existantes sur l’état des eaux et des ressources naturelles de chaque mètre carré du territoire océanique du pays.

Le gouvernement négocie aussi avec ses créanciers l’émission inédite de 10 millions de dollars (9,4 millions d’euros) de « bons bleus » par le trésor seychellois afin de financer la pêche durable.

« Toute l’idée de l’économie bleue, c’est de ne plus voir notre océan comme une menace à cause de la montée des eaux, mais plutôt comme une opportunité, un capital qu’on peut utiliser pour notre développement », indique Didier Dogley, le ministre de l’environnement des Seychelles. L’économie bleue intéresse donc au plus haut point les petits Etats insulaires en développement (PEID), dépendant de leur océan et menacés par le changement climatique, comme Maurice, les îles Marshall, la Grenade, la Jamaïque et Cuba.

« Etre sûrs, transparents et efficaces »

Pour financer leur grande réserve marine, les petites Seychelles – elles comptent 94 000 habitants, une population comparable à celle d’Avignon – ont dû innover. Le pays a obtenu, début 2016, un accord inédit sur le rachat d’une partie de sa dette auprès de ses créditeurs du Club de Paris et de l’Afrique du Sud, en échange de la protection de 30 % de son territoire maritime.

Cet accord est « le premier rachat de dette consacré à l’océan et à la lutte contre le changement climatique, rappelle Philippe Michaud, conseiller à l’économie bleue au ministère seychellois des finances. Il démontre que les pays du Nord peuvent trouver de l’argent immédiatement disponible pour lutter contre le changement climatique. »

Le tout permet aux Seychelles le rachat de près de 20 millions d’euros de dette. Il a été rendu possible grâce à l’entremise de The Nature Conservancy (TNC), une organisation américaine de protection de la nature, qui a prêté au pays 14 millions d’euros et a mobilisé près de 5 millions d’euros supplémentaires de dons privés – dont 1 million de la Fondation Leonardo Di Caprio.

Les millions de dollars rendus disponibles seront versés progressivement à un organisme seychellois public-privé, crée tout spécialement, et baptisé Fonds de conservation des Seychelles et de l’adaptation au climat (SeyCCAT) où siègent trois ministres, des représentants des secteurs du tourisme et de la pêche ainsi que des organisations de protection de la nature.

« Pour être sûrs d’être transparents et efficaces, il fallait que toute la société soit impliquée », insiste Nirmal Jivan Shah, membre du SeyCCAT et directeur de l’ONG Nature Seychelles, depuis ses bureaux cachés dans une petite mangrove de l’île de Mahé – la plus grande et la plus peuplée de l’archipel.

Miser sur les technologies de pointe

Cet argent frais était attendu depuis longtemps. Car à l’image de Curieuse, « les parcs nationaux ne sont pas du tout au niveau, et de gros investissements sont nécessaires ! », rappelle M. Jivan Shah.

Mais 20 millions d’euros pour surveiller 400 000 kilomètres carrés, n’est-ce pas insuffisant ? « Pour les Seychelles, l’une des plus petites économies du monde, ça reste significatif, estime-t-il. Et toute façon, avec 90 000 habitants pour surveiller 115 îles dispersées sur 1 200 kilomètres, nous ne pourrons jamais quadriller tout notre océan. La technologie de pointe – les radars et les satellites – est notre meilleure arme. C’est là qu’il faudra investir. »

Au SeyCCAT, on observe ainsi de près l’initiative Global Fishing Watch, un projet lancé avec le soutien de Google, qui rend accessibles en direct sur Internet les positions de 35 000 bateaux de pêche sur les cinq océans. « Chacun pourrait l’utiliser pour traquer la pêche illégale. Ça mobiliserait toute la population ! », s’enthousiasme M. Jivan Shah.

Le plus grand flou persiste sur la nature des projets que financera le Fonds, tout comme sur l’emplacement des zones protégées. « C’est compliqué, car ce ne sera pas un gros bloc homogène, mais une peau de léopard, avec des règles différenciées pour chaque aire. Dans certaines, un nombre limité de pêcheur sera autorisé pendant une partie de l’année ou uniquement [la prise] de poissons d’une certaine taille et d’un certain âge », rappelle-t-on du côté de The Nature Conservancy.

Le tout est encore sujet à discussions, notamment avec l’influente industrie de la pêche thonière qui souhaite réduire au maximum la taille et le nombre des no-take zones – la pêche au thon pèse près de 10 % du produit intérieur brut du pays. Et Victoria, la capitale, est l’un des principaux ports de l’océan Indien pour cette activité : entre 250 000 et 300 000 tonnes de thon y sont débarquées et mises en boîte chaque année dans la gigantesque conserverie de la ville, qui emploie plus de 2 300 personnes.

En quête de nouveaux financements

Les négociations achoppent-elles en haut lieu ? Ni le puissant groupe Thai Union (qui possède la marque Petit Navire), installé dans le pays, ni l’Autorité de la pêche des Seychelles, n’ont en tout cas souhaité répondre aux questions du Monde.

Mais les thoniers ne sont pas les plus inquiets. Au port de Bel Ombre, sur l’île de Mahé, les petits pêcheurs traditionnels ont la mine morose. « Les premiers affectés par la no-take zone, c’est nous ! », soutient Keith Andre, le président de l’association des pêcheurs artisanaux de l’océan Indien, saluant ses camarades de ses énormes mains rongées par le sel et tannées par le soleil.

« On fait un travail très difficile. A cause de la raréfaction du poisson, on doit déjà aller beaucoup plus loin des côtes qu’auparavant. Nos bateaux sont minuscules, on n’est pas aussi flexibles que les thoniers, on ne peut pas passer plus de quelques jours en mer. Avec ces nouvelles zones protégées, beaucoup de petits pêcheurs vont devoir renoncer à leur travail. L’économie bleue se fait sur le dos des plus faibles », s’alarme-t-il.

Mais le gouvernement ne compte pas s’arrêter là et cherche déjà des pistes de financement pour quadrupler le budget du SeyCCAT. « On fera tout pour préserver l’emploi des petits pêcheurs. Mais nous n’avons pas le choix, assure le ministre Dogley. Notre survie comme nation dépend d’un océan en bonne santé. On ne peut pas se permettre de le laisser mourir. »