Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah à La Courneuve en octobre 2015. | BRUNO LEVY/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

Il a le visage fatigué, un gros bonnet mange son regard. Il marche dans Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, et décrit son quotidien d’homme de ménage : « J’ai jeté des seaux d’eau et passé la raclette. C’était super-propre, ils étaient contents. » Il répond aux questions de son fils, Mehdi, qui le suit caméra au poing. Un instant plus tard, magie du montage, le même Mehdi interroge avec autant de simplicité le créateur Jean-Charles de Castelbajac dans les studios de France Inter : « T’en es où avec Instagram ? »

Ces deux instantanés saisissants forment un seul et même épisode de « Vie rapide », web-série diffusée sur Arte interactive, où Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah, 23 ans chacun, parviennent à brosser, en deux minutes à peine, le portrait de notre époque.

Dans « Vie rapide » depuis le printemps, dans leurs chroniques pendant six ans sur France Inter, dans leurs articles depuis huit ans sur le « Bondy Blog », ils ont inventé un récit à deux voix au ton unique, à la fois poétique et collé au réel, tantôt caresse, tantôt flamme, d’où monte depuis toujours une rage sourde. Cet automne, elle éclate dans leur premier roman Burn Out (Seuil, 192 pages, 16 euros), dont ils disent qu’il est leur « cri ». Un récit polyphonique imaginé autour de l’histoire vraie d’un chômeur qui s’est immolé par le feu devant une agence Pôle emploi à Nantes, en février 2013. Portrait acide d’un pays qui broie les rêves et les gens, se saoule de coups de com’et de télévision.

En cette soirée d’octobre, c’est cet ouvrage qu’ils sont venus présenter au Silencio, club littéraire et artistique de la capitale. Pour entrer, il faut être membre ou se faire inviter. Descendre un escalier dans la pénombre, longer les photos de corps de femmes nues jusqu’à une cave voûtée tapissée à la feuille d’or. Le décor est signé du cinéaste américain David Lynch. Sur la petite scène, Mehdi, blouson noir zippé jusqu’au col, casquette éternellement vissée sur la tête et Badrou, pull de laine et chemise, répondent aux questions d’un jeune critique du club. Et soudain, dans l’ambiance feutrée, les mots claquent. « Même en France, on n’entend plus les morts », assène Mehdi. « Cet homme est mort pour rien, renchérit Badrou. En Tunisie, en Iran, au Tibet, les immolations provoquent des choses. Ici, ça n’a rien déclenché. »

En quelques mots, ils ont effacé les sourires des curieux venus voir ce que les petits gamins de banlieue, qu’on surnomme encore « les Kids », avaient dans le ventre. « Ils sont denses », entend-on dans le public. « Est-ce un livre engagé ? », demande le critique. « Ce livre est politique comme le sont chacun de nos reportages, répond Mehdi. Il porte un message. Mais l’engagement ce n’est pas quelque chose qu’on fait une fois, ça se construit dans le long terme. » Voilà huit ans déjà qu’ils construisent et se construisent. A deux. Depuis leur rencontre en 2007. Ou peut-être faut-il remonter encore deux années en arrière. Pour comprendre comment ces deux voix ont réussi à percer parmi toutes celles qui hurlent dans les quartiers populaires.

Sortir d’un monde « exigu »

Automne 2005. Une fois n’est pas coutume, la banlieue occupe les écrans. Depuis la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, les cités se soulèvent, les voitures brûlent, des écoles et des gymnases aussi. Mehdi et Badrou ne se connaissent pas encore. Ils observent à distance la colère qui s’exprime. Mehdi est en 4e à Saint-Ouen. On le remarque lors d’un atelier d’écriture dans une classe atone. Il est le seul à manifester un véritable intérêt pour l’information. Vif, cultivé, il n’a que 13 ans mais veut déjà devenir journaliste. A 5 km de là, Badrou est en 4e à La Courneuve. Dans une classe où « il y avait de l’ambiance », ses professeurs l’observent « stoïque » dévorer le manuel, ses camarades s’amusent de le voir toujours un livre en poche. Comme cet exemplaire du chef-d’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir prêté par un professeur. « J’avais été marqué par la façon dont Julien Sorel réussit à sortir de son milieu social », confiait Badrou récemment sur Arteradio.com.

Les jeunes auteurs n’ont jamais quitté leur quartier. Mehdi a beau avoir dans sa chambre un portrait de lui et Badrou croqués par Castelbajac, il vit toujours dans un HLM à Saint-Ouen avec sa mère, ex-opératrice téléphonique, au RSA. Badrou partage encore sa chambre de la cité des 4000 avec deux de ses sept frères et sœurs et voit chaque année son père comorien, agent d’entretien, faire d’humiliantes démarches pour renouveler son titre de séjour. Lui-même, arrivé en France à 18 mois, n’oubliera jamais que sa demande de nationalité a mis quatre ans à aboutir. « Tu peux réussir quoi que ce soit, passer ta journée avec des vedettes ou dans des soirées mondaines, le soir, tu rentres chez toi, rappelle Mehdi. Et tu te confrontes à la précarité et à ses gens qui ont peu d’espoir. » C’est ce qu’il nomme la « schizophrénie » des gens de banlieue « qui émergent ». Badrou enchaîne : « On sera jamais totalement dans le système. Y’a une insouciance qu’on n’a pas. »

Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah à la Courneuve devant l'immeuble Le "petit Debussy" promis à la démolition en octobre 2015. | BRUNO LEVY/DIVERGENCE POUR "LE MONDE"

L’école et la lecture leur ont donné l’envie de sortir d’un monde « exigu » où ils s’attristent de voir que « d’autres se sentent à l’aise ». Paradoxalement, les émeutes leur offrent la chance qu’ils attendent : le 11 novembre 2005, des journalistes suisses créent le « Bondy Blog », ouvert aux collaborations des habitants. Chacun de leur côté, Mehdi et Badrou s’enthousiasment pour les articles postés par des reporters qui leur ressemblent et décrivent leur quotidien de l’intérieur.

Mais il faut encore une étincelle. A la rentrée 2007, le destin les réunit en 2de au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen. « On était les mêmes sans se connaître, raconte Mehdi aujourd’hui. On avait les mêmes lectures, les mêmes passions, on aimait la politique et on suivait la campagne d’Obama. Notre rencontre est centrale dans nos vies. » A l’âge où l’on se laisse si vite absorber par le conformisme et les goûts des autres, les deux complices aux centres d’intérêt atypiques se rassurent mutuellement. Ils cultiveront dès lors, le même jardin.

« Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. »

Trois mois plus tard, c’est ensemble qu’ils osent pousser la porte du « Bondy Blog » et proposent d’emblée d’écrire à quatre mains. « On aurait dit qu’ils se connaissaient depuis toujours », se souvient Serge Michel, aujourd’hui au Monde et l’un des fondateurs du blog, vite séduit par leur style « abrasif » qui « passe le réel au côté vert de l’éponge ». Ils excellent dans l’art de croquer les visites des politiques en banlieue. Lorsque les médias retiennent la petite phrase, eux préfèrent décrire ce qu’ils voient : un essaim de caméras entouré de policiers pour une visite-éclair, coupée du réel. « Ils n’étaient pas les seuls blogueurs à avoir de bonnes idées. Mais la différence c’est que Mehdi et Badrou, eux, rendaient la copie. »

Un jour, gloire, la journaliste Pascale Clark les cite dans sa revue de presse sur RTL. Quelques semaines plus tard, elle leur propose une chronique dans sa nouvelle émission sur France Inter, les installant, pour de bon, dans la lumière. Ils inventent un récit radiophonique où leurs voix s’entrecroisent. Poussés par la journaliste, ils étendent aussi leur terrain de jeu, hors de la banlieue. « Je ne voulais surtout pas les cantonner à ça alors qu’ils s’intéressent à tout et sont férus d’actu. » Ils vont avoir la chance de rencontrer des gens qu’ils admirent. En face, « tout le monde craque » devant leur talent et leur jeune âge. « Ils ne m’ont jamais déçue. Ils captent l’époque et le pays comme peu de gens savent le faire, sans préjugés et dans tous les milieux », note la journaliste. Aussi simples avec les habitants des quartiers populaires qu’avec des stars ou des syndicalistes, dans des villages perdus ou aux 80 ans de leur vénérable maison d’édition.

« On est à l’aise partout car on a trouvé notre place : on est spectateurs, explique Mehdi, le plus prolixe, mais qui se tourne vers Badrou quand il cherche ses mots. Dans une soirée guindée ou une cité pourrie, on n’est jamais au centre. On se met de côté et on regarde. » Ce talent rare, de pouvoir raconter une société dans ses extrêmes, a bien sûr alléché éditeurs, producteurs de films ou d’émissions de télé qui ont multiplié les appels du pied. Ceux qui les entourent se réjouissent de les avoir vus jusqu’ici « éviter tous les pièges ». « Ils auraient pu céder à la facilité et être ce que beaucoup voudraient qu’on soit : le cliché du jeune de banlieue, le rigolo de service », résume Mouloud Achour, producteur et coréalisateur de « Vie rapide ». Contrairement à ceux, nombreux, de leur génération qui veulent être avant de faire, Mehdi et Badrou veulent « faire quitte à ne pas être », souligne ce dernier. « Certains pourraient dire qu’on est bankable, mais on ne donne pas suite, insiste Badrou. Exister pour exister, ça ne nous ressemble pas. On préfère rester libres. »

Piqûres de rappel

Libres de choisir leurs sujets, libres de leurs paroles, libres de jouer avec leur image. Si doux et poli à la ville, Mehdi s’est inventé sur Twitter un double diabolique, qui insulte à tout-va. « Tout est trop convenu, on n’ose plus s’énerver. L’idée de casser ça en étant méchant gratuitement me plaît », confie-t-il amusé. Et tant pis pour les vedettes sensibles qui inondent ses proches d’appels indignés. Cet hiver, c’est aussi sur Twitter qu’il va assumer sans détour ne pas se reconnaître dans les « Je suis Charlie ». « Ce slogan a tué la réflexion, on a marché comme des moutons. Et dire ça, aujourd’hui, c’est subversif ? C’est terrible. » Ils auraient voulu que la société s’interroge davantage sur la trajectoire des terroristes, enfants de nos banlieues, comme eux. Tellement proches de bon nombre de ces Français perdus, ces « cœurs paumés » marchant sans but, croisés en reportages. « La France a su créer ses propres ombres, écrivent-ils dans Burn Out. Mais, il est encore temps de te rebeller, par le travail, par les mots… »

En juin, ils s’affichent en « une » des Inrockuptibles avec l’anthropologue Emmanuel Todd pour un entretien croisé et contradictoire autour de son livre polémique Qui est Charlie ? (Seuil, 252 pages, 18 euros) qui réduisait la marche du 11 janvier à un défilé de « catholiques zombies » inconsciemment islamophobes. Moins d’un mois plus tard, après six ans de chroniques, France Inter mettait fin à leur collaboration. Officiellement, le service de communication de la radio assure qu’il n’y a eu « aucun souci », simple conséquence d’un rafraîchissement de la grille des programmes. « C’est plutôt qu’ils n’apparaissaient plus comme les banlieusards sympas, acceptables », pense Mouloud Achour. « On n’est pas des gens légers », aime répéter Mehdi.

Leur documentaire sur la barre Balzac de la cité des 4000 à La Courneuve, diffusé le 16 octobre sur Arte, n’est pas léger non plus. Il interroge la vie dans les grands ensembles, en mêlant images d’archives et paroles d’habitants. Ce samedi soir, on les découvre fébriles avant la projection prévue dans le cinéma de la ville. Un peu inquiets qu’on trouve ici que les petites stars ont « trahi leur combat ». Soulagement, la salle quasi pleine ne leur dira que des « merci ». Monte Laster, artiste américain installé à La Courneuve qui a travaillé sur le film, prend la parole. « Je les ai vus devenir la voix de ceux qui n’ont pas de voix. C’est une lourde responsabilité. »

Leur ami Ilyass Malki, étudiant en journalisme et fils d’immigré comme eux, se réjouit de voir désormais interviewés partout dans la presse, « un Noir et un Arabe qui ne sont ni rappeur, ni sportif, ni imam, qui ont une voix légitime et crédible, et qui représentent enfin ce qu’on est ». Présents dans la salle, ceux qui raillaient Badrou au collège s’enthousiasment aussi de cette incroyable ascension « motivante pour tout le monde ». « On rêvait des mêmes choses. Pourquoi on ne l’a pas fait ? », s’interroge, songeur, Séréné Coulibaly. « Et malgré tout ça, on le croise toujours au quartier. Il est resté le même », insiste Félix Mvoulana.

Et s’ils oubliaient d’où ils viennent, le quotidien leur réserve des piqûres de rappel. Le 5 octobre, ils sortent d’un cinéma des Champs-Elysées quand des policiers les encerclent, les invectivent, demandent à les fouiller sans explication. Mehdi et Badrou dénoncent un « contrôle au faciès ». Ils s’entendent répondre : « Ce n’est quand même pas de notre faute si vous faites plus de conneries que les nôtres. » Il y aura donc toujours « eux et nous » ? De rage, ils publieront un texte qui inondera les réseaux sociaux, pour « tout ceux qui subissent sans pouvoir le dire ». Ils porteront plainte aussi, pour faire parler le droit.

Dans leur dernière chronique à la radio, Mehdi et Badrou disent « avoir rendu leur micro comme on rend une arme ». Ils en trouveront d’autres : leur premier livre a tout d’une flèche décochée en plein cœur. Déjà, ils en préparent un autre, sur la présidentielle de 2017. Encore plus politique.